Vincent Lavoie, L’affaire Capa – François Brunet

[Printemps-été 2018]

L’affaire Capa
Le procès d’une icône
Paris, Textuel, « L’écriture photographique », 2017, 192 p., 62 ill.

Par François Brunet

Avec L’affaire Capa de Vincent Lavoie, la collection « L’écriture photographique » s’ouvre pour la première fois à l’histoire d’une image unique : Mort d’un soldat républicain de Robert Capa (1936) – ou Falling Soldier, comme l’appelle l’auteur – devenue depuis longtemps une « icône » du photojournalisme et l’objet d’une querelle lancinante mettant en cause sa vérité ou ce que l’essai appellera son authenticité. Le but du livre, Lavoie le souligne d’emblée, n’est pas d’apporter « de nouvelles pièces à un dossier déjà très volumineux » afin de déterminer si l’image fut prise sur le vif ou mise en scène, quels en sont le lieu et l’acteur exacts, dans quelle séquence précise elle s’insère, et, en arrière-plan de ces questions, quelles purent être les intentions de Robert Capa, le jeune reporter hongrois qui se fit connaître à cette époque comme un « grand photoreporter américain ». L’objectif est à la fois plus modeste et en même temps plus conceptuel : il s’agit de décrire, au fil du récit de quelque cinquante ans de controverses, l’exercice de plusieurs « régimes de vérité » – l’expression vient de Michel Foucault – successivement mobilisés par historiens et critiques pour instruire le « procès de l’icône ».

Une introduction retrace brièvement ces décennies de débats et de découvertes plus ou moins contradictoires, des accusations initiales (relativement brèves) de Philip Knightley dans son livre-pamphlet de 1975 contre le journalisme (The First Casualty), pointant le poids du légendage (un soldat tué en pleine action) sur une image en elle-même plutôt vague et lui opposant des témoignages de connaissances et contemporains de Capa, aux réponses du biographe Richard Whelan dans les années 1980 et 1990, défendant la « vérité » de l’image de Capa par le biais de la confrontation du Falling Soldier avec d’autres images ; puis à la découverte et à l’exposition, en 2008–2009, de la « valise mexicaine », collection de négatifs et documents longtemps perdue ; et enfin aux analyses de type criminologique de la posture du soldat et du site visibles dans l’image. En 2018, on ne sait toujours pas de façon certaine si cette « icône de la guerre » montre un milicien républicain tombant sous une balle franquiste ou s’il s’agit plutôt d’une mise en scène aux fins de propagande anti-franquiste.

Les trois chapitres du livre reviennent sur les trois moments de la controverse en y associant l’analyse de leurs « régimes de vérité » respectifs, que Vincent Lavoie appelle « testimonial », « documentaire » et enfin « inforensique » ou informatico-criminologique. Analyse impeccablement documentée et richement contextualisée, Lavoie s’appuyant sur les concepts de Paul Ricoeur, et reliant les différents « régimes » à leurs généalogies dans l’histoire de la photographie mais aussi celle de la criminologie. Un court épilogue résume la seconde controverse qui a récemment éclaté, ou resurgi, au sujet de la série tout aussi célèbre des images du débarquement américain du 6 juin 1944, du récit canonique de cet épisode et de sa mise en scène dans un film commémoratif par Time-Life Inc. Ici encore, selon Lavoie, un régime de vérité gouverné par l’autorité de la parole comme expression de la sincérité cède la place à un régime judiciaire gouverné par la notion d’authenticité, et renforcé par les protocoles de vérification propres à la technologie numérique.

Récit magistral et fluide à la fois, L’affaire Capa reste concentré sur son objet et se garde d’en tirer des généralisations sur l’histoire de la vérité en photographie. Si Vincent Lavoie relie la recrudescence des controverses sur les images de Capa à la nouvelle « ère du soupçon » associée à tort ou à raison à la révolution numérique depuis les années 1990, l’enquête rappelle que le soupçon est antérieur au numérique et à l’expansion du discours social sur les images « fausses ». Il faut en outre souligner que les « régimes de vérité » de Lavoie sont plus des régimes de vérification, des méthodes d’expertise convoquées dans des contextes « contradictoires » au sens judiciaire que des infrastructures « épistémiques ». L’auteur insiste néanmoins de manière suggestive, à la fin de l’essai, sur le fondement rhétorique de l’analyse criminalistique, qui amène ses défenseurs à « resituer l’image photographique dans l’arène du débat judiciaire » (p. 148), à l’instar de certains des textes les plus forts de l’historiographie du médium (comme le très injustement négligé Le droit saisi par la photographie de Bernard Edelmann, 1973).

Il faut donc forcer un peu le texte de Vincent Lavoie pour y déceler un argument de plus grande envergure sur la vérité en photographie. Ce dont pourrait témoigner « l’affaire Capa » (et qu’illustreraient cent autres exemples), ce serait un renversement de la formation discursive « photographie ». La photographie, au XXe siècle, passerait du statut d’élément de preuve (evidence) au statut d’objet d’enquête – de la fonction documentante à la position documentable. S’il est vrai, comme le rappelle Lavoie, que les systèmes judiciaires n’adoptèrent pas immédiatement ni sans limite la photographie parmi les « éléments de preuve », il est tentant de rappeler ici la déclaration de Paul Valéry dans son discours du centenaire de 1939 – trois ans après The Falling Soldier – invoquant le témoignage de la photographie comme un antidote à toutes les approximations du témoignage verbal, en matière de justice comme en matière d’histoire : « Tel fait qui m’est conté, eût-il pu être photographié ? », demande l’académicien. C’est de cette valeur probatoire, ou « constative » (Roland Barthes), que témoigne encore Susan Sontag en 2003, lorsqu’elle s’écrie que le Falling Soldier « perd toute valeur dès lors que le soldat qui s’effondre se révèle être un acteur interprétant un rôle pour l’appareil de Capa ». Or, on admet plutôt aujourd’hui que la valeur probatoire d’une photo est inséparable, notamment en histoire, de tout un réseau d’indices, « forensiques », intericoniques ou contextuels, témoignant d’une normalisation de l’image photographique, document parmi les documents.

Dirions-nous pour autant que l’image de Capa, quand il serait prouvé qu’elle résulta d’un exercice, a perdu « toute valeur » ? D’une part, comme on l’a souvent souligné, sa valeur d’« icône » s’est depuis longtemps détachée de son origine factuelle, surtout si, comme l’a suggéré l’exposition sur la « valise mexicaine », on tient compte de l’engagement de Capa contre le franquisme, qui peut aisément être inclus dans la notion d’illustration photographique telle qu’on la comprend aujourd’hui. D’autre part, si l’affaire Capa prouve quelque chose, c’est que la « valeur » de Falling Soldier n’est plus aujourd’hui probatoire, mais « symbolique », ou mieux patrimoniale, institutionnelle et pour finir économique. À l’instar des Époux Arnolfini dans l’histoire de l’art, Falling Soldier est un objet consacré de l’histoire culturelle (américaine, principalement), voire de l’histoire de l’art, du marché des médias et de l’édition. Comme dans le cas d’autres photographies emblématiques (américaines), son « iconification » s’est accompagnée et nourrie d’une prolifération de récits et de polémiques qui ne nuisent nullement au statut iconique.

Pour conclure, il faudrait donc compléter l’analyse plutôt « internaliste » de Vincent Lavoie par une contextualisation plus affirmée dans l’histoire institutionnelle, éditoriale et commerciale de la photographie. La fondation de l’International Center of Photography par Cornell Capa en 1974 (un an avant le livre de Philip Knightley) visait notamment à pérenniser l’héritage de son frère Robert Capa, pierre de touche de l’institutionnalisation de la photographie de reportage. En 2014, le documentaire télévisé produit par Time-Life pour le 70e anniversaire du débarquement perpétuait cette visée patrimoniale. L’évolution des « régimes de vérité » dont témoigne l’affaire Capa est inséparable, conformément à la leçon de Foucault, du fonctionnement des systèmes de pouvoir – médiatique, institutionnel, patrimonial – qui valorisent une image consacrée comme Falling Soldier.

Historien des images et de la culture des États-Unis, François Brunet est professeur à l’Université Paris Diderot et directeur du Laboratoire de recherches sur les cultures anglophones. Il a récemment publié La photographie. Histoire et contre-histoire (PUF 2017) et dirigé l’ouvrage collectif Circulation (Terra Research Essays/U. Chicago Press, 2017).

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 - REVISITER ] 
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Vincent Lavoie, L’affaire Capa - François Brunet ]