Eva Brandl, Entre/ACTE(s) – Christian Roy

[Automne 2018]

Occurrence, Espace d’art et d’essai contemporains
Du 15 mars au 21 avril 2018

Par Christian Roy

D’abord formée en scénographie avant de s’orienter vers les arts visuels dans le contexte des premiers centres d’artistes autogérés, Eva Brandl en a gardé dans sa pratique le souci de sonder les rapports dynamiques entre objets, lieu et image, qu’elle s’emploie à dénaturaliser pour mieux les poétiser. Elle soumet ici à ce traitement des oiseaux naturalisés trouvés par hasard. Les ayant d’abord mis en scène dans des clichés plus grands et plus vrais que nature, l’artiste met ces images en relation avec deux éléments sculpturaux en aluminium disposés stratégiquement dans l’espace occupé, énigmatiques balises d’un parcours exploratoire subtilement suggéré.

Le regard est d’emblée captivé par la double image de faisans dorés affrontés, toisant le spectateur de leurs petits yeux de verre. Cette pose a d’autres raisons de sembler familière qu’en écho à la comparaison virale au volatile en question d’un président nouvellement élu1. Un tel rapprochement n’a en effet rien d’arbitraire, puisqu’il souligne on ne peut mieux l’enjeu biopolitique de la représentation, du règne animal à l’humain. La parade haute en couleurs du mâle met en valeur sa puissance sexuelle, le potentiel d’assurer la pérennité d’une couvée, inscription dans la durée qui n’est pas étrangère à celle qu’incarne le prince. Si la collerette évoque la coiffure des pharaons sur leurs sarcophages, cette représentation symbolique évoluera en Égypte vers celle, naturaliste, de sujets ordinaires sur les portraits funéraires de Fayoum, transposant dans l’éternité un moment représentatif idéalisé de leur vie. Or n’est-ce pas ce qu’effectuent également tant le portrait-photo – officiel ou informel – que la pose momifiée d’un oiseau empaillé ?

Le télescopage des deux pratiques suggère que l’identité est la projection dramatique d’une présence fugace dans un masque immobile tel celui des acteurs antiques. Lui-même s’apparente au masque mortuaire des grands personnages qui furent justement les premiers à se voir dotés d’une telle persona individuelle mémorable et demeurèrent donc longtemps les sujets de tout drame. La balustrade nous séparant des faisans transforme la scène qu’ils occupent en loge royale, conçue tant pour être vue de loin que pour regarder de haut si l’on y figure en fonction de représentation, par exemple à l’opéra. Contemporain de la plus vénérable de ces salles (La Fenice de Venise), le naturaliste Cuvier crut reconnaître le modèle antique du phénix éponyme dans le faisan doré, en raison du plumage ostentatoire qui lui valut le privilège ambigu d’une cage dorée comme favori des jardins zoologiques. À cette frange argentée de sa gloire mise en scène, le spectateur est toutefois libre de franchir le garde-fou et de le rejoindre du côté cour pour découvrir la vue qu’il a du côté jardin.

C’est celui de l’état sauvage, représenté par la performance – cette fois technique – de la domination effective – et non que symbolique – de ces oiseaux de proie (et non plus d’apparat) que sont les faucons. Deux sont disposés près des portes vitrées de la galerie : l’un scrutant son domaine en contrebas, l’autre déployant ses ailes, sur le point de frapper quelque victime comme l’éclair. Ce dernier (Buteo buteo), comme dans une précédente exposition2, est assorti en regard d’une sorte de perchoir circulaire au bout d’une tige, support d’un disque pivotant. D’un certain angle, les présences spectrales de l’humain et de l’animal partagent un espace liminal dans ce miroir métallique dépoli comme ceux de l’Antiquité. Mais ce flou poétique est oblitéré par un trou décentré, point focal d’une claire présence à même l’absence, comme le punctum de l’instant décisif qui rompt l’étendue indéfinie d’une vue périphérique en poignardant la durée pour en extraire le trophée d’une image. Celle-ci doit donc mourir pour faire office de fétiche d’un espace-temps vécu, suspendu hors d’un fugitif contexte naturel, tel le spécimen taxidermique qu’il faut tuer et transformer en objet pour en faire le sujet d’une représentation qui nous regarde. Le photographe s’apparenterait ainsi au rapace qui embrasse l’orbe de la terre d’un seul coup d’œil, prêt à focaliser à tout instant sur le détail succulent pour s’en saisir et en nourrir les siens. C’est dire sa parenté troublante avec l’État surplombant au regard panoptique, de l’aigle impériale au drone téléguidé, toujours prêt à fondre sur ce qui bouge ou détonne dans le décor.

Ces airs de famille entre règnes et pratiques s’expliquent si l’on en croit l’épigraphe de Thoreau sur un mur : « What we call wildness is a civilization other than our own. » Pour pouvoir projeter les linéaments de la culture dans la nature, il faut déjà savoir les y reconnaître. C’est ce que permet ici une approche imaginaire plutôt que documentaire de la photographie : là où celle-ci met en boîte la wilderness, celle-là laisse foisonner hors cadre les résonances intermédiales d’une Stimmung à la fois vague et précise, moins visuelle qu’acoustico-tactile. Condensé dans la surface brumeuse des objets solides autant que dans le grain palpable des plumages ressortant de fonds flous, ce fluide élément recèle ainsi les points d’appui d’associations libres au fil desquelles un autre rapport au monde a loisir de se tisser.

1 Voir par exemple « Bird in China becomes Internet sensation for sporting Donald Trump’s hairdo » (The Straits Times, Singapour, 16 novembre 2016) parmi les nombreux résultats que donne une recherche joignant « Trump » et « Chinese golden pheasant ».
2 They own the night / They own the day. Galerie FOFA, Université Concordia, Faculté des Beaux-Arts, 6 janvier – 14 février 2014.

 
Christian Roy, historien de la culture (Ph. D. McGill, 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals: A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa (1983-1997, http://viceversaonline. ca/) et Vie des Arts (2010-), il a aussi publié dans Ciel variable, Esse et ETC. Il est membre du conseil d’administration de l’Espace Cercle Carré dans le Vieux-Montréal.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Eva Brandl, Entre/ACTE(s) – Christian Roy ]