Guillaume Simoneau, Experimental Lake – Mona Hakim

[Automne 2018]

MACK, Londres, 2018, 80 p., 48 photographies

Par Mona Hakim

Experimental Lake, le plus récent livre photographique de Guillaume Simoneau, publié par la réputée maison d’édition Mack, ne se laisse pas saisir d’emblée. Absence de textes et d’identifications des images, guère plus d’informations contextuelles si ce n’est les images d’une forêt boréale avec ses conifères et ses lacs d’un bleu profond, celles de barques et autres instruments de mesure qui interviennent ici et là dans la séquence de cet improbable récit. Et puis, à la toute dernière page, une note succincte à propos de l’IISD-ELA.

Pour qui aura vérifié, l’institut international du développement durable (IISD) est un centre de recherche situé dans la région des Grands Lacs expérimentaux (ELA), zone faiblement peuplée du nord-ouest de l’Ontario constituée de 58 lacs d’eau douce qui s’étendent à perte de vue. Dans ce vaste laboratoire à ciel ouvert, des scientifiques internationaux consacrent une grande part de leurs recherches aux effets de la pollution et du climat sur la vie aquatique.

Les renseignements factuels concernant cet important centre d’étude s’arrêtent toutefois là où les observations de Guillaume Simoneau, à la suite d’un double séjour dans la région muni de son appareil photo, en transgressent la lecture. De la première image en intérieur illustrant un mobile au fil torsadé doté de molécules (curieuse torsade qui figure également sur la couverture) jusqu’à la page finale où scintillent des arabesques émises par un ordinateur en mode veille, le livre empruntera un trajet en ellipse. Ainsi, interrompus par quelques pages blanches, défilent plans d’eau où se mirent arbres et nuages, transmetteurs, nénuphars, détecteurs et nuée d’insectes volants captés en obscurité. Entre les images d’objets techniques et celles plus métaphoriques, s’ouvre ici un espace d’interprétation qui déjoue les repères.

En réduisant les indices de son sujet initial, Guillaume Simoneau semble vouloir contourner toute forme de message, accentuant ainsi les équivoques. D’une part, une expression lyrique dans cette façon de capter la lumière qui fait courir les ombres et les reflets à la surface de l’eau, de même que sur les barques, caillou, sceau et autres objets utilitaires déposés là avec, en complément, des figures plus abstraites comme ces cercles qui se fondent dans une surface indéterminée, ou ce caillou ficelé et en suspension sur fond rouge ténébreux.

D’autre part, au cœur de cette nature sauvage et silencieuse, des instruments scientifiques qui apparaissent ni plus ni moins comme des ovnis. Quant à la communauté de chercheurs, elle demeure ici peu visible, si ce n’est lors d’un rassemblement à la cantine, dans une embarcation avec tout l’attirail ou par l’intermédiaire de certains gestes saisis en gros plans. Parmi ces clichés, un personnage toutefois se démarque, occupé à sonder le bord de l’eau, cambré et muni d’une perche. Une image presque impressionniste et à la fois préoccupante, alors que l’on sent cette fois le photographe littéralement se rapprocher de son sujet.

Car en simplifiant l’information, Simoneau laisse une impression de distance à l’égard de son sujet d’investigation. Ce qui pourrait expliquer, en partie, le déficit de point d’ancrage dès notre premier survol du livre. Le dispositif visuel n’est pas non plus sans complexifier la lecture. Malgré une certaine sobriété de mise en page et une économie d’images, Simoneau multiplie les procédés photographiques allant du flou à la netteté, de l’effet d’images diffuses, voire même sous-exposées, jusqu’à de nombreux contre-jours. Comme s’il voulait protéger le caractère énigmatique et secret de son propos.

Experimental Lake exige, sans conteste, un regard attentif et une lecture répétée. Dès lors, parvient-on à repérer une notion de temporalité qui traverse furtivement l’ensemble de la publication et qui semble avoir guidé le photographe au cours de son aventure en milieu naturel et prospectif. De sorte que l’étrange sensation de similarité, voire de répétition entre certaines images s’avère être l’effet d’un léger décalage de prises de vue qui, par plans séquentiels, poursuit et traduit le lent mouvement des choses. C’est le cas de la trace laissée dans l’eau par le passage probable d’une embarcation et qui défile ici dans une succession de plans, ou du même paysage capté sous deux angles à peine espacés, mais selon des éclairages distincts. De même pour le geste continu de cet homme qui pèle une orange et pour ces mains tenant l’aiguille à coudre sur une pièce de tissu, image évoquant à elle seule le paradigme temporel et le maillage entre les modes d’action. Au sein de ce vaste laboratoire naturel, ne seraient-ce pas les variations des paramètres écologiques dans le temps qui se cacheraient sous la lentille de ce photographe ?

Depuis son très touchant Love and War, livre publié en 2013, Guillaume Simoneau a démontré sa capacité à remodeler, par la subjectivité, l’évocation et la sensibilité, le langage du documentaire auquel il est d’une certaine façon redevable. Bien que Experimental Lake soit d’un registre moins personnel et plus conceptuel, l’éditeur anglais, reconnu pour la qualité et l’originalité de ses productions, a su transmettre la rigueur et surtout la singularité du travail de ce photographe, signe de complicité pourrait-on dire entre les deux. On l’a déjà dit, le livre de Simoneau n’est pas facile à apprivoiser. Une fois entre nos mains, il n’en revient qu’à nous de remonter les fils sinueux de la trame.

Mona Hakim est historienne de l’art, critique et commissaire indépendante. Ses recherches portent sur les enjeux liés aux pratiques photographiques contemporaines et actuelles. Elle a publié de nombreux textes critiques, monographiques et essais. À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une vingtaine d’expositions, dont la plus récente, en co-commissariat, traçait un portrait de la photographie québécoise des quinze dernières années. Elle a enseigné l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au collégial de 1996 à 2015.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Guillaume Simoneau, Experimental Lake – Mona Hakim ]