Louise Déry. À propos de l’accueil et de la présentation de l’exposition Soulèvements – Jacques Doyon

[Automne 2018]

Une entrevue de Jacques Doyon

Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art, Louise Déry dirige la Galerie de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) depuis 1997, après avoir été directrice du Musée régional de Rimouski et conservatrice en art actuel au Musée national des beaux-arts du Québec et au Musée des beaux-arts de Montréal. Elle a été commissaire de nombreuses expositions d’artistes canadiens et internationaux présentées tant au Québec, au Canada, qu’en Europe, aux États-Unis, au Mexique et en Asie et notamment commissaire du pavillon du Canada à la Biennale de Venise en 2007 (David Altmejd). Elle fut la première lauréate, en 2007, du prix de la Fondation Hnatyshyn pour l’excellence de son commissariat et elle recevait en 2015 le prix du Gouverneur général du Canada. Membre de la Société royale du Canada, elle a été faite Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres de France en 2016.

JD : Comment le projet d’accueillir l’exposition Soulèvements à Montréal a-t-il démarré pour toi ? Pourquoi t’est-il apparu pertinent de montrer cette exposition ici ? La galerie de l’UQAM était-elle partenaire du projet dès son origine ?

LD : Les collaborations naissent la plupart du temps de complicités intellectuelles et amicales et du désir de partager et de faire vivre les idées. La participation de la Galerie de l’UQAM au projet Soulèvements conçu par Georges Didi-Huberman est donc, au point de départ, une affaire de complicité qui remonte aux années 1990. La parution de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992, Éditions de Minuit) avait tout pour intéresser l’historienne de « l’art exposé » que je suis. Georges Didi-Huberman a ensuite publié de nombreux ouvrages qui occupent une place fondamentale dans l’histoire de ces disciplines et qui sont abondamment lus et partagés dans nos milieux universitaires, muséologiques et artistiques. De plus en plus connu et apprécié d’une vaste communauté d’historiens de l’art et de philosophes à Montréal, il est venu à plusieurs occasions participer à des colloques et des séminaires et c’est dans un de ces contextes que j’ai fait sa connaissance, il y a une vingtaine d’années. Lorsqu’il est revenu à l’UQAM pour recevoir un doctorat honorifique en 2014, il m’a parlé de Soulèvements et de son désir de présenter cet ambitieux projet à la Galerie de l’UQAM. Je me suis tout de suite montrée très intéressée à explorer les possibilités d’accueil de cet incroyable « montage » transdisciplinaire sur les bouleversements politiques ayant soulevé les peuples. La directrice du Jeu de Paume, Marta Gili, est entrée en contact avec moi au début de 2015 à la demande de Georges Didi-Huberman, alors que la circulation internationale du projet commençait à prendre forme. C’est ainsi qu’a débuté notre collaboration.

JD : Peux-tu nous présenter les grandes lignes de l’exposition Soulèvements (en termes d’intentions, de contenus, de structure) ? Ce qui t’a enthousiasmé en elle ? Quelle part de son contenu initial pourra-t-on voir à Montréal ? L’idée d’une circulation de l’exposition avec des partenaires d’accueil contribuant au projet par l’ajout de volets spécifiques à leur région était-elle présente dès sa conception ?

LD : Il me faut dire, d’entrée de jeu, que le projet m’a passionnée. En élaborant cette mise en récit des luttes qui ont marqué l’histoire à travers des œuvres et des images aux statuts variés (artistiques, documentaires, filmiques, manuscrits, imprimés, etc.) et en travaillant sur le thème des émotions collectives associées aux événements politiques de foules en lutte, Georges Didi-Huberman mettait en œuvre, dans le prolongement de son célèbre projet Atlas. Comment porter le monde sur son dos ? présenté successivement à Madrid, Karlsruhe et Hambourg en 2011, cette singulière méthode de recherche qui l’amène à travailler dans « l’œil de l’histoire ».

Au moment de mon implication dans le projet, il avait constitué une liste de plus de 450 œuvres, films et documents explorant la représentation des peuples en mouvement. Cela me plaçait devant quelques défis : imaginer Soulèvements dans le contexte d’une galerie universitaire dédiée à l’art actuel ; trouver un partenaire d’exposition qui puisse nous accorder des espaces et nous éviter de dénaturer le projet en y pratiquant une réduction trop draconienne ; entamer un dialogue avec le commissaire afin qu’il s’ouvre à ma suggestion, que je qualifierais d’impérative, d’inclure du contenu québécois et canadien, avec pour conséquence qu’il nous faudrait sans doute sacrifier certaines œuvres de la sélection originale. Face au premier défi, je peux souligner que la Galerie de l’UQAM sort périodiquement de sa ligne éditoriale à la faveur de projets qui ouvrent sur des perspectives intéressantes pour la recherche et la création, qu’il s’agisse d’associer des œuvres historiques à des réalisations actuelles, ou encore des sujets scientifiques à des projets artistiques. J’ai réglé le second défi avec succès en proposant à la Cinémathèque québécoise une collaboration qui fut extrêmement bien reçue, étant donné la part importante d’œuvres filmiques dans la sélection de Georges ; le troisième défi consistant à inclure des exemples de soulèvements liés au contexte du Canada a reçu un accueil enthousiaste de la part de Georges et cette « condition » a bien vite été réclamée par les autres partenaires de la tournée qui ont à leur tour demandé pareille adaptation. Au terme de nombreux échanges, Soulèvements a connu des incarnations différentes selon les lieux de la tournée (Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et Montréal), ce qui est incroyablement riche pour un commissaire qui voit ainsi son exposition revêtir un caractère très vivant à chaque itération. J’ajoute que la tournée représente environ quatre-vingts pour cent du contenu présenté au Jeu de Paume et que plusieurs pièces fragiles n’étant pas disponibles pour la circulation, des facsimilés ont été produits par le Jeu de Paume de manière à ne pas compromettre le sens du récit.

La série d’ouvrages du commissaire intitulée L’œil de l’histoire constitue le fondement de ce vaste projet d’exposition. On y voit comment l’approche historique et théorique de Georges Didi-Huberman porte sur la représentation des peuples au sens politique et esthétique. Dans Soulèvements, il explore de manière transdisciplinaire le thème des eḿotions collectives qui caractérisent les désordres sociaux, les agitations politiques, les insoumissions, les insurrections, bref les bouleversements en tous genres. L’exposition, tout comme le catalogue publié par Gallimard, est structurée en cinq volets : « par éléments (déchaînés) », par « gestes (intenses) », « par mots (exclamés) », « par conflits (embrasés) » et « par désirs (indestructibles) ». Le commissaire a décliné cette première typologie admirablement construite en mettant de l’avant des motifs extrêmement riches et variés qui reflètent étroitement la sélection des œuvres, avec la représentation de « bras qui se lèvent », de « murs qui prennent la parole », de « livres de résistance », de « joies vandales », de « mères soulevées », de « barricades » qui se construisent, autant d’exemples que l’on retrouve dans les 229 œuvres de la tournée qui sont toutes présentées à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise. L’implication de la Cinémathèque québécoise a rendu possible l’accueil de l’exposition dans son entité, doublant nos espaces d’exposition en plus d’assurer la programmation de films présentés au cours des mois de septembre, octobre et novembre.

JD : Peux-tu nous décrire ce qui compose le volet québécois (ou canadien ?) de l’exposition ? Quels sont les genres d’œuvres, les périodes, les médias qui sont privilégiés ? Comment ces œuvres s’insèrent-elles dans la structure initiale de l’exposition ?

LD : J’ai conduit des recherches pendant plus d’un an pour arriver à formuler des propositions qui pourraient s’intégrer au projet du commissaire tout en apportant un éclairage intéressant sur le contexte canadien, mais surtout québécois. Ce travail s’est fait souvent de manière informelle en discutant avec une multitude de collègues et amis. Je me suis assurée du concours d’Ariane de Blois pour examiner certaines possibilités de sujets à couvrir ou d’œuvres à considérer. Ensemble, nous avons ciblé des événements aussi divers que les luttes féministes, autochtones, homosexuelles, écologiques, étudiantes, raciales, ouvrières et, sans prétendre couvrir un ensemble de contextes aussi vastes, nous avons, je crois, identifié de nombreux documents et œuvres qui portent sur nos propres rébellions. Tant le manifeste Refus global à l’occasion du 70e anniversaire de sa parution (1948) que l’évocation de la rébellion étudiante de l’École des beaux-arts de Montréal (1968) figurent au cœur de l’exposition.

Ce fut notamment l’occasion de faire découvrir à Georges Didi-Huberman des œuvres magistrales telles que The Blanket, de Rebecca Belmore, qui évoque la sombre histoire de la distribution par les autorités britanniques de couvertures contaminées par la variole pour décimer les populations autochtones, « l’affaire Sir Georges William » témoignant de la discrimination raciale pratiquée à Montréal pendant les années 1960 et qu’évoque le film de Mina Shum, Le Neuvième, la vidéo Nous nous soulèverons, de la jeune Natasha Kanapé Fontaine sur les revendications autochtones, ou encore des images inédites de Gabor Szilasi sur la révolution de Budapest ou sur Corridart. La recherche a aussi favorisé des trouvailles dans la médiathèque Gaëtan Dostie où nous avons sélectionné des pages manuscrites de Nègre blanc d’Amérique de Pierre Vallières, autant que des journaux étudiants de 1968 ou des documents littéraires féministes. Au total, nous avons intégré dans les cinq volets de l’exposition près d’une cinquantaine d’œuvres, films et documents. Un important volet cinématographique est offert à la Cinémathèque québécoise qui offre la sélection exhaustive de 13 films choisis par le commissaire lors de l’exposition au Jeu de Paume à l’automne 2016, à laquelle ont été ajoutées des œuvres canadiennes telles qu’Inuk en colère d’Alethea Arnaquq-Baril ou encore Richesse des autres de Maurice Bulbulian et Michel Gauthier.

JD : Parmi les activités que vous avez conçues pour la mise en valeur de l’exposition auprès du public, on retrouve un important colloque qui vise à prolonger la réflexion autour des enjeux soulevés par les œuvres et à les incarner dans notre situation particulière. Peux-tu nous présenter les grands axes de cette réflexion et l’importance que tu accordes à ce volet du projet ?

LD : De nombreuses activités ont été pensées dès que notre entente s’est confirmée avec le Jeu de Paume et le commissaire, et j’ai immédiatement eu l’idée de les placer sous le label L’art soulève, en écho à ceux que nous utilisons déjà pour les expositions, L’art existe, et pour la médiation culturelle, L’art observe. Pour approfondir les questions activées par Soulèvements et poursuivre son ancrage interdisciplinaire, nous souhaitions faire intervenir des personnes issues de divers champs théoriques. J’ai consulté plusieurs collègues de l’UQAM, dans un premier temps, pour les informer de l’entreprise et pour susciter leur participation. J’ai formé un comité de travail réunissant, en plus d’Anne Philippon et de Philippe Dumaine qui sont deux piliers forts de la Galerie, mon collègue Guillaume Lafleur de la Cinémathèque, des professeurs en histoire de l’art, en arts visuels et médiatiques et en communications.

Très tôt dans le processus, il a été question d’une journée d’étude organisée par le département d’histoire de l’art, laquelle a été planifiée pour le mois de novembre, plus propice que la rentrée de septembre à une large participation d’étudiants des divers cycles universitaires et d’intellectuels. Sous le titre Des voix qui s’élèvent et organisées par Marie Fraser, Annie Gérin, Dominic Hardy, Vincent Lavoie, Edith-Anne Pageot et Thérèse St-Gelais, les conférences, tables rondes et performances de cette journée transdisciplinaire s’intéressent à « la prise de parole d’artistes, de militantes et militants dont les œuvres et les actions provoquent soulèvements et revirements sociaux et touchent à une multitude d’enjeux incluant les oppressions, la marginalisation sociale, les exclusions de l’histoire et les blessures mémorielles ».

Dans un second temps, nous avons pu compter sur la participation du commissaire, désireux de s’impliquer dans un colloque préparé dans le cadre des activités d’ouverture de l’exposition. Pour m’épauler dans l’organisation, j’ai invité Katrie Chagnon dont la thèse de doctorat, « De la théorie de l’art comme système fantasmatique : les cas de Michael Fried et de Georges Didi-Huberman », propose une analyse approfondie de l’œuvre de ces deux historiens de l’art. Katrie et moi avons esquissé une proposition de colloque ayant pour titre Soulèvements : entre mémoires et désirs, plaçant en miroir ces deux éléments comme le pivot de la question que formule GDH dans l’introduction du catalogue de l’exposition, à savoir « comment les images puisent-elles si souvent dans nos mémoires pour donner forme à nos désirs d’émancipation? » Tout comme pour l’exposition, ce colloque donne la parole au commissaire en conférence inaugurale, ce qui est un immense privilège pour nous. Il offre également l’occasion d’entendre les propos de collègues s’intéressant à divers soulèvements d’Europe et d’Amérique du Nord comme Philippe Despoix, Dalie Giroux, Jean-François Hamel, Ginette Michaud et Tamara Vukov, d’assister à un entretien entre Katrie Chagnon et Georges Didi-Huberman et de compter sur la présence exceptionnelle de la poète, romancière et essayiste Nicole Brossard sur le devoir éthique de résistance.

Finalement, plusieurs artistes accueilleront le public au fil des semaines pour des conférences et des échanges, notamment Taysir Batniji, Dominique Blain, Gabor Szilasi, Enrique Ramírez, Étienne Tremblay-Tardif et les instigatrices de la revue Québécoises Deboutte. Dans le contexte d’une galerie universitaire, il devient extrêmement stimulant d’incarner les mouvements d’idée dans la réalité concrète et le dialogue des œuvres d’art dans l’espace d’exposition. C’est certainement le plus beau privilège que nous offre Soulèvements.

Jacques Doyon est rédacteur en chef et directeur de la revue Ciel variable.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Louise Déry. À propos de l’accueil et de la présentation de l’exposition Soulèvements – Jacques Doyon ]