[Hiver 2020]
Du 11 mai au 24 novembre 2019
Par Daniel Fiset
Isuma et la Biennale de Venise 2019 : d’autres modes de visibilité. Après l’intrigante déconstruction architecturale proposée par Geoffrey Farmer il y a deux ans, le pavillon canadien, fraîchement restauré, reprend une allure plus contenue pour l’édition 2019 de la Biennale de Venise. Allure plus contenue, certes, qui est tout de suite réfutée par l’étendue du projet qui y est proposé par le collectif d’artistes inuit Isuma. Une version multi-écrans du film One Day in the Life of Noah Piugattuk occupe la majeure partie de l’espace intérieur du pavillon. L’histoire du film est tirée d’une conversation entre deux des membres du collectif, Norman Cohn et Zacharias Kunuk, qui ont ensuite collaboré avec Lucy Tulugarjuk et une équipe d’auteurs inuits pour le développement du dialogue.
Le film se déploie sur une journée de printemps à Igloolik, en 1961, alors que le personnage-titre rencontre un représentant du gouvernement canadien, qui tente d’imposer le déménagement de leur communauté. À cette installation s’ajoute une invitation à consulter des projets hébergés sur le site Web Isuma.tv et rendus accessibles gratuitement à tous : une collection de films inuits et autochtones, ainsi qu’une diffusion en direct d’épisodes de Live from the Floe Edge, organisée pour l’ouverture de la Biennale du 8 au 11 mai 2019. Les chapitres de Floe Edge s’ajoutent au projet documentaire Sikalut, mené par Zacharias Kunuk afin d’explorer l’impact de la production minière dans la région de Baffin. La publication d’un catalogue est prévue, et plusieurs articles sont déjà accessibles en ligne, faisant état de l’histoire d’Isuma et des recherches associées au projet.
Il était grand temps que des artistes inuits soient invités par le Canada à présenter leur travail à la Biennale de Venise. Mais l’importance de la présence d’Isuma lors de cette manifestation va au-delà des enjeux, aussi importants soient-ils, de la représentation ou de la visibilité. La présence d’Isuma insiste sur l’importance de l’accès à la production vidéo, principe fondamental d’une démocratie médiatique à laquelle le collectif voue son travail, et souligne dans quelle mesure l’autorité coloniale canadienne a gardé le contrôle sur les représentations artistiques et culturelles des Premières nations en privilégiant la diffusion du contenu produit dans les régions du Sud du pays. L’accessibilité au contenu d’Isuma renverse alors la logique d’un art réservé aux privilégiés, non pas en déployant les outils du spectacle, mais plutôt en misant sur la formation de communautés comme principe de création. Lors de cette Biennale, rares étaient les projets avec une visée politique aussi assumée.
L’effort cumulatif, identifié comme l’une des pierres angulaires du travail d’Isuma dans un article récent d’asinnajaq sur le collectif1, se remarquait dans les propositions d’autres pavillons nationaux à proximité. Pensons à l’installation bigarrée de Laure Prouvost dans le pavillon français, aux chorégraphies de Pauline Boudry et Renate Lorenz au pavillon suisse, ou encore à l’exploration poignante des relations entre l’humain et le non-humain par les artistes du pavillon nordique.
Les investigations d’Isuma font certainement écho aux questionnements posés par le commissaire de la Biennale Ralph Rugoff et les artistes invités à exposer dans les pavillons principaux des Giardini et de l’Arsenale. Dans cette édition 2019 intitulée May You Live In Interesting Times, on remarque une tentative de plus en plus assumée de décentraliser la biennale. La question persiste depuis un certain temps, et les commissaires chargés d’organiser la Biennale de Venise s’y sont attardés : pensons à la proposition d’Okuwi Enwezor en 2015, qui a fait école. Mais si la question est importante pour ceux et celles chargées d’articuler le récit de l’art global actuel dans le pavillon central, elle l’est d’autant plus pour les équipes mandatées aux pavillons nationaux de la Biennale, qui ont comme lourde tâche d’activer ou de concevoir le principe de la nation dans un contexte politique qui la brandit comme un spectre pour justifier l’application de discriminations répugnantes.
Certains réussissent haut la main, comme la proposition de Voluspa Jarpa pour le pavillon du Chili, qui analyse la colonisation et l’hégémonie occidentale dans une suite d’installations, ou celle du pavillon du Ghana, qui présentait entre autres les images de Felicia Abban, une des premières photographes de studio du pays.
Aux désirs de décentralisation s’ajoute un autre questionnement, tout aussi vital : comment peut-on « déspectaculariser » le phénomène de la Biennale ? La photographie, appelée à être témoin instantané du spectacle par sa captation et son partage, y a évidemment son rôle à jouer. Les attroupements devant les œuvres les plus bruyantes de l’exposition n’étonnent pas, comme ce fameux robot de Sun Yuan et Peng Yu, programmé à nettoyer inexorablement des flaques de « sang », ou encore la barrière de Shilpa Gupta qui entre en collision de part et d’autre d’un mur jusqu’à son effritement. Toutefois, dans les pavillons nationaux comme dans May You Live In Interesting Times, une vision plus profonde de la photographie se trame : comme outil de construction et d’exploration identitaire, ou encore comme mécanisme de visibilité qu’il est possible de trafiquer, d’interrompre. On le remarque dans les autoportraits de Martine Gutierrez, de Mary Katayama, ou encore ceux de Zanele Muholi, qui ont été présentés à Montréal dans le cadre de Momenta en 2017. On a pu le voir aussi dans la proposition de Tamás Waliczky pour le pavillon hongrois : une collection de vingt-trois caméras analogues inventées par l’artiste, toutes pour répondre à des modes de visibilité précis où l’appareil conditionne l’image.
Ultimement, cette réflexion mène vers la présence et l’impact des publics sur la Biennale : lesquels doivent se sentir interpelés par cette manifestation ? Vu l’impact environnemental indéniable de cet événement et, plus largement, du tourisme culturel sur la ville de Venise, il est temps de penser à d’autres modes de visibilité. En resserrant le regard des membres du collectif sur ce qui les entoure et sur ce qui les préoccupe, et en proposant d’autres circulations, Isuma a proposé une des réponses les plus percutantes à l’invitation de la Biennale : un regard à la fois introspectif et global, généreux et critique.
Daniel Fiset est un historien de l’art, éducateur et auteur basé à Tio’tia:ke/ Montréal. Ses recherches actuelles portent sur les liens entre la photographie d’art actuel et la philosophie de la technologie. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université de Montréal, et œuvre actuellement au sein du département d’éducation et d’engagement public de la Fondation Phi pour l’art contemporain.