[Hiver 2020]
Par Laurie Milner
Est-ce la grisaille de cet après-midi d’avril qui rend la Galerie René Blouin si lumineuse alors que je pénètre dans l’exposition Ghost Ranch de Geneviève Cadieux ?1 J’ai eu vent de la rumeur qui court chez artistes et collègues que cette exposition est à ne pas manquer – une production virtuose d’une auguste artiste montréalaise – et je suis venue dans un seul but : observer les faits concrets de l’œuvre, saisir le langage de l’artiste et ressentir les réalités qu’il évoque. Ce qui me frappe d’emblée est la lumière : elle inonde les lieux, s’annonçant d’elle-même comme un élément essentiel de la démarche.
I.
Une photographie monumentale dans un cadre dépouillé est appuyée contre un mur dans la première salle de la galerie ; devant elle, derrière une colonne, une sphère brillante est posée sur le sol. Je suis frappée par la géométrie simple de l’installation – un rectangle et un globe – et la manière dont elle définit et dynamise l’espace. L’axe horizontal et la forme rectangulaire de la photographie concordent avec la logique de l’architecture, alors que sa hauteur et sa masse lui confèrent une présence conditionnelle, physique. La sphère, recouverte de feuille d’or d’un côté et de feuille de palladium de l’autre, est placée avec précision ; sa circonférence délimitée est perpendiculaire au sol et parallèle à la photographie. Elle reflète et réfracte la lumière ambiante dans la salle, instaurant un dialogue entre la photographe, l’espace et moi-même.
Sphere (day and night) fait penser à une planète en orbite dont un hémisphère reflète la lumière dorée du soleil et l’autre celle, argentée, de la lune. Il y a à la surface une texture discrète, mais voulue, une évocation du sol, de l’eau, de la chair. Je suis envahie par la tension entre la délicatesse des matériaux – de fines feuilles de métaux précieux pressées avec soin sur un enduit visqueux – et la précision technique de la ligne où l’or rejoint le palladium, la fine marque qu’elle trace dans le revêtement de la sphère. Il y a à la fois justesse et sollicitude dans l’exécution, flux et rupture dans la forme géométrique par ailleurs parfaite.
La photographie, Arbre seul (le jour), présente un immense paysage désertique inondé de soleil avec, en point de mire, un arbre noueux, nu. La profondeur et la clarté de l’image lui confèrent une nature documentaire, comme si celle-ci reflétait fidèlement la portion de ciel et de terre embrassée par l’artiste à travers l’objectif de son appareil photo. La tonalité à travers le paysage est homogène, ocres, verts et rouges diffus ; une nuance de bleu sur les reliefs les plus éloignés transmet à notre perception l’effet de l’atmosphère. L’illusion naturaliste est renforcée par l’échelle monumentale, l’installation au niveau du sol (c’est comme si je pouvais entrer dans le paysage représenté) et la composition classique, poussinesque, de l’œuvre : des falaises rouges au loin cadrent la vue, un tronc d’arbre tombé dirige l’œil en diagonale depuis le coin inférieur droit vers l’arbre au centre, et une éclaircie parmi les buissons du désert en bas à gauche suggère un point d’accès imaginaire ; elle oblique d’abord vers la gauche avant de virer à droite en face de l’arbre, puis à gauche de nouveau avant de serpenter dans le lointain. Une branche de l’arbre se déploie sur la gauche, faisant écho à la ligne d’horizon découpée, dans une évocation de Cézanne.
Un motif délicat à la feuille d’or à la surface de la photographie prolonge, puis interrompt brutalement la dimension d’illusion et d’absorption de l’image. Celle-ci scintille dans la lumière diffuse de la salle et irradie la scène, comme si le chemin tortueux menant dans le désert s’enflammait sous l’effet du rayonnement du soleil. Cette perception s’impose comme un éclair, un instant d’intense expérience – un punctum – et disparaît à peu près aussi rapidement alors que s’imposent les traits d’or plats et peints uniformément. Les traits, au rendu minutieux suivant un schéma mathématique précis, deviennent un dessin abstrait, un signe de reconnaissance, peut-être à la géométrie fragile d’Agnes Martin, une artiste qui, à l’instar de Cadieux, a été séduite par le désert. Les stries d’or bourdonnent d’une énergie électrique qui évoque la technologie de balayage utilisée pour créer l’image et mon propre désir de voir, d’explorer l’œuvre pour son message.
Le ciel est singulier, étendue uniforme de turquoise pâle qui contrecarre un peu plus l’effet d’illusion et intensifie la charge affective de l’œuvre. Il y a comme un flottement à la jonction du ciel et de la terre, où plan et fiction s’adossent, une brèche dans le réalisme de l’image : elle devient scène, tableau. (Plus tard, Cadieux expliquera que la couleur du ciel a été soigneusement calibrée pour correspondre au bleu emblématique des premiers westerns américains, et je me souviens de scènes de désert peintes à la main, inondées de lumière, mais ne montrant aucune source d’éclairage si ce n’est celle du projecteur.) L’effet global est celui d’une grande quiétude, comme si toute la dynamique du désert s’était momentanément cristallisée sous l’effet du mécanisme et de la gestuelle photographiques.
Je regarde à nouveau vers la sphère : elle est devenue un œil, un objectif, une ouverture.
II.
Dans la deuxième salle, la lumière cède le pas à la pénombre. Deux œuvres photographiques monumentales, l’une, carrée, et l’autre, diptyque horizontal, se font face dans un espace ouvert. Les deux sont rendues comme des images négatives en blanc et noir, créant un effet irréel, nocturne. Chacune est rehaussée de larges applications de palladium, ce qui ajoute à l’impression de drame et d’intensité. Dans les deux cas, des ciels d’un noir absolu rejoignent des silhouettes terrestres brillantes le long de lignes d’horizon obliques qui confèrent à l’image une forme d’instabilité.
La première photographie, Arbre seul (la nuit), met en scène le même arbre dénudé que dans Arbre seul (le jour) ; mais, ici, le négatif a été recadré et élargi de façon à ce que l’arbre apparaisse comme une forme pyramidale phosphorescente qui domine l’image. Le tronc penche légèrement vers la gauche et traverse la ligne d’horizon, comme s’il venait suturer la jointure étrange entre le ciel et la terre. Un réseau vasculaire de branches, surlignées par le palladium, s’étire latéralement à partir du tronc ; à la base, il atteint les bords extérieurs du support, définissant les limites du champ de vision.
De fins rubans de palladium peints sur la photographie tracent la forme découpée et la surface sinueuse de l’arbre, lui donnant une allure incandescente surnaturelle. Tout comme les sels d’argent dans une photographie analogique, les traits de palladium, rendus avec une telle délicatesse, révèlent une image – la photographie d’un arbre – tout en en créant simultanément une autre, un dessin abstrait, peut-être, ou de gigantesques empreintes à la surface de la photographie2.
Dans la seconde œuvre, Ghost Ranch (ciel étoilé), un paysage désertique s’étale sur deux photographies accrochées côte à côte, en bandes horizontales ondoyantes. Les photos, réalisées à partir de négatifs différents, représentent des vues distinctes, mais qui se font écho. Dans l’image de gauche, une formation rocheuse pyramidale noire brise l’horizon en pente ; dans celle de droite, un demi-cercle de broussailles lumineuses agit de même. La perspective est trompeuse : les broussailles et la formation rocheuse qui, en réalité, sont à des échelles et dans des lieux très différents au loin, semblent, sur les images, de dimensions semblables et à peu près sur le même plan. Cette ambiguïté spatiale est amplifiée par la présence d’un arbre petit, mais à maturité, à la droite des buissons, lequel, curieusement, ressemble à un arbre que Georgia O’Keeffe avait peint quand elle vivait à Ghost Ranch. La symétrie de forme et la syncope spatiale dans les deux images fournissent le cadre à des variations infinies. Arbres, broussailles et graminées du désert prennent forme comme autant d’explosions et de traces de lumière ; on dirait que la surface poudreuse d’un dessin au fusain a été soulevée avec un fin pinceau pour dévoiler la force vitale de la végétation et des formations rocheuses.
De près, la précision et la clarté de la vue laissent place à l’évanescence. Les formes semblent se mouvoir, se mélanger, dévaler la surface de l’image, étinceler et virevolter ; les petits détails deviennent topographies, univers, cosmologies.
C’est le ciel qui ancre l’image dans le sublime contemporain : une surface plane de noir velouté percée d’un tourbillon d’étoiles en palladium. Réalisées en motifs moirés avec un grand souci de précision, les étoiles flamboient, jusqu’au-delà du plan pictural, pour absorber et transporter le spectateur. L’effet est mystique : l’évocation de la force immanente de la nature, de la splendeur du cosmos, du mystère de l’existence et des outils techniques et conceptuels à notre disposition pour l’exprimer.
III.
Dans la troisième salle, le paysage de désert avec l’arbre et la sphère brillante réapparaissent, tout comme la couleur et la lumière. La photographie, Arbre seul (à l’aube), maintenant accrochée au mur dans l’espace de contemplation, est une image négative colorée dans des teintes de rouge, de brun, de gris et de mauve. Sphère (à l’aube), quant à elle, est installée de côté sur le sol, en angle aigu par rapport à la photographie. Il en résulte une ambiance d’avènement.
Dans la photographie, Arbre seul (à l’aube), c’est la couleur rouge qui, la première, attire l’œil ; elle semble suinter du sol et former comme une flaque de sang tout au long du chemin tortueux dans la photographie. Il me vient à l’esprit la longue histoire du désert où les photographies ont été prises, les millénaires où celui-ci a été un lieu de la vie autochtone, le fragile écosystème qu’il représente et les menaces auxquelles il fait face. Pour en revenir à l’image, les associations changent : le rouge devient à la fois une marque de blessure et un symbole de fécondité, de subsistance, et la possibilité d’un renouveau. Le ciel gris est rempli d’étoiles de palladium tournoyantes. C’est une évocation de La nuit étoilée, mais sans la débauche de couleur, l’optimisme délirant miné par le désespoir, exprimés par Van Gogh. Ici, tout est mystère, calme et émerveillement.
Alors que l’arbre au centre de l’œuvre était indubitablement mort dans Arbre seul (le jour), figé dans le temps par le processus naturel de pétrification et le geste photographique, ici, son état est incertain. Il semble lumineux, s’élevant du sol rouge. Est-il en transformation ? S’adapte-t-il ? Vit-il dans l’au-delà ? Ses branches torsadées réagissent-elles au ballet magique des étoiles, ou sont-elles, telles des cendres, sur le point de s’effondrer ?
Sphère (à l’aube) est placée à la fin de l’exposition. Son revêtement de métaux précieux est encore souple. Sur l’un des côtés, le palladium laisse la place à une mince bande de feuilles d’or. Un nouveau jour se lève. Une ouverture apparaît.
Touchée par les réflexions sur le temps, la perception, la résilience et la transformation que Cadieux a articulées grâce à la lumière, je repars dans la bruine de cette après-midi montréalaise. Traduit par Frédéric Dupuy
2 Geneviève Cadieux a évoqué ce parallèle entre la fonction des sels d’argent en photographie analogique et les traits de palladium dans Arbre seul (la nuit) lors d’une entrevue avec l’auteure (le 28 juin 2019).
Laurie Milner est une historienne de l’art et écrivaine qui vit à Montréal. Elle enseigne l’art moderne et contemporain au département d’histoire de l’art et l’écriture créative et critique à la maîtrise au programme Studio Arts à l’Université Concordia. Elle a également sa propre activité d’écriture et de révision.