Mélissa Pilon, Foules — Claudia Polledri, Qu’est-ce qu’une foule ? Une nouvelle approche de l’image photojournalistique

[Hiver 2020]

Par Claudia Polledri

Qu’est-ce qu’une foule et qu’est-ce qu’une photographie peut nous apprendre de ce protagoniste de l’histoire du XXe siècle ? Foules, le livre photographique de Mélissa Pilon, a le mérite de souligner la complexité visuelle de cet organisme vivant que sont les foules et d’en proposer une lecture originale. Inscrite dans le domaine du photojournalisme, cette œuvre vise à proposer une nouvelle approche de l’image photojournalistique par l’assemblage en diptyques de plus de 130 clichés en noir et blanc. Il s’agit d’un projet ambitieux, auquel Pilon n’exclut pas une suite, qui réunit une collection d’images issues de livres, magazines et archives de photographes. Le spectre temporel couvert est très large et va de 1896 à 2016. Bien que dans la liste des mentions de provenance jointe à la quatrième de couverture on retrouve les dates correspondantes aux événements marquants du siècle dernier, ce n’est pas l’enchaînement chronologique qui a été choisi pour l’organisation des photos. Quant au volet géographique, il faut souligner la grande diversité de pays concernés par les images (presque une trentaine), signées aussi bien par des photographes de renom que par des inconnus. L’absence totale de légendes illustrant le contexte ou la nature de l’événement lié aux images, autrement dit la raison de ces rassemblements, confirme enfin que toute lecture de ces clichés en tant qu’illustrations d’un fait historique ou du temps présent est ici définitivement écartée…

C’est ainsi que l’un des principes clés du photojournalisme, c’est-à-dire l’association entre texte et image, vient à manquer. On ne cachera pas la frustration qui en dérive pour tout lecteur accoutumé à lire l’image au prisme de sa légende. Page après page, il sera littéralement assailli par une foule de questions destinées à rester sans réponse. Qu’est-ce qui a amené ces milliers de personnes à se réunir ? Qui saluent-ils, les bras levés ? À quoi leurs pancartes crient-elles « non » ? Vers quoi ces gens marchent-ils ou qui sont-ils en train d’attendre sous la pluie ? Inutile de chercher, car les seules informations que nous avons au sujet des images (date, lieu et photographe) ne nous le diront pas. Ce geste radical de soustraction, le déracinement de l’image du texte, s’avère pourtant nécessaire pour permettre à Pilon de poser les bases pour une nouvelle construction. Installée dans le creux laissé par l’absence de légende, l’artiste compose au moyen des images une écriture neuve, dont la représentation des foules constitue la seule et unique grammaire. Le « sujet » premier de cette collection de clichés, ainsi que le véritable objet de cette recherche visuelle, révèle ainsi son profil. Privé du texte, ou libéré de la tyrannie de la légende, selon les points de vue, le lecteur/spectateur est donc obligé de traverser cette collection en se focalisant « seulement » sur les clichés présentés, son regard pouvant enfin se concentrer sur les images.

En observant ces foules, c’est avant tout la puissance de leurs mouvements, leur énergie qui apparaît en premier plan. Soudainement, on se retrouve à suivre les formes et les trajectoires de ces courants humains, à observer les traits communs qui les rassemblent au-delà du temps et de l’espace, à mesurer les tensions et les frémissements qui les traversent à la recherche d’indices. Ordonnées ou confuses, silencieuses ou bruyantes, souriantes ou inquiètes, ces foules captivent à travers les images notre regard guidé par le jeu de composition finement conçu par Pilon. Chaque diptyque propose en effet une association propre qui souligne un élément particulier porté par la photo. Certaines combinaisons insistent, par exemple, sur le rapport des foules à l’espace, sur leur relation libre ou contrôlée avec l’environnement ou les architectures et accentuent les effets visuels qui en dérivent. En se focalisant sur l’orientation des regards ou encore sur la répétition des gestes d’une page à l’autre, d’autres diptyques mettent de l’avant la charge émotionnelle qui se dégage du collectif. Si certaines associations jouent sur la description de ces rassemblements en termes « qualitatifs » en décryptant, parfois avec ironie, leur psychologie par l’entremise de l’uniformité des réactions d’un collectif composé d’individus, d’autres s’attardent sur l’aspect quantitatif et sur l’immensité de ces marées humaines. On saisit alors tout le poids symbolique et politique de ces ensembles qui voient les profils des participants converger dans la même direction et saturer l’espace visuel. À côté de ces associations visant à souligner la dimension plastique du sujet « foule », à en illustrer la masse et les volumes sculptés par les gestes, d’autres insistent sur sa portée picturale. On remarquera alors les géométries créées par la disposition des corps dans l’espace photographique, l’alternance entre les vides et les pleins, le jeu des contrastes entre les noirs et les blancs ou encore entre la netteté ou le flou. Les agrandissements réalisés dans la dernière partie du livre, chaque « section » étant implicitement introduite par une page blanche, servent enfin à donner forme à la matière photographique et à la texture des clichés qui deviennent de plus en plus abstraits. Et puis, bien sûr, en raison de sa variété cette collection offre sur le plan anthropologique une mine d’informations au sujet de différentes classes sociales et cultures représentées à travers le siècle dernier. Non plus soumises à la tyrannie de l’événement, les photos assemblées dans ce livre photographique acquièrent ainsi une puissance visuelle, une symbolique et une esthétique nouvelles, ce qui produit l’effet significatif de restituer à la représentation de la foule une force et une actualité nouvelles via les éléments de continuité qui se dégagent à travers les époques.

De ce livre, noyau de la recherche photographique et esthétique réalisée par Mélissa Pilon, a découlé une exposition au titre éponyme présentée cet été dans le cadre de la 10e édition des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie. Située dans un décor aussi suggestif que chargé d’histoire, celle de l’expropriation massive des terres qui, dans les années 1970, a précédé la création du parc national Forillon, l’exposition Foules suit essentiellement la structure proposée par le livre assemblé en diptyques. La scénographie offerte par le paysage était sans doute remarquable : d’un côté, l’horizon qui s’ouvre au loin sur le fleuve, de l’autre le flanc protecteur de la montagne. Au milieu, sur un terrain surélevé, les images se trouvent imprimées sur les deux côtés des panneaux rectangulaires posés à terre à la verticale et quelque peu décalés l’un de l’autre. Il reviendra au regard du spectateur d’assembler les diptyques selon ses déambulations dans l’espace. Seule une image posée à terre et représentant un public d’enfants, les visages attentifs et étonnés, reste à l’écart de l’ensemble du parcours. Il s’agit d’une sorte de vision inaugurale qui projette métaphoriquement vers l’avenir ces lectures photographiques du passé. Certes, comme il est souvent le cas, toute exposition génère une expérience plus rapide des images par rapport à celle qui est permise par le livre, les détails ainsi que l’ensemble de la construction n’apparaissant pas avec la même précision. Mais dans ce cas, cela produit l’effet secondaire et bénéfique d’attribuer encore plus de force à la présence visuelle et symbolique des foules sur ces lieux. En écho avec l’histoire qui a marqué ces terres, sans pour autant s’y limiter, le travail photographique, généreux et recherché de Mélissa Pilon trouve dans cette exposition une nouvelle forme d’actualisation et de réactivation de la mémoire, ce qui rend sa démarche artistique vivante et davantage incarnée.


Postdoctorante et chargée de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Claudia Polledri assure aussi la coordination scienti­fique du CRIalt (Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, UdeM). Elle est titulaire d’un docto­ rat en littérature comparée de l’Université de Montréal portant sur les représentations photographiques de Beyrouth (1982–2011) et sur le rapport entre photographie et histoire.


Mélissa Pilon est une artiste visuelle et designer graphique diplômée de la Werkplaats Typografie aux Pays-Bas où elle s’est spécialisée dans le photojournalisme et la culture des images dans le contexte du design et de l’édition. À travers le récit poétique, l’essai photographique et l’exploration des archives, Mélissa déploie une pratique d’écrivaine visuelle. Elle a collaboré sur de nombreux projets d’édition importants, dont Untitled (September Magazine) de l’artiste londonien Paul Elliman et participé à de nombreuses expositions collectives à l’international. Son projet Fox News dans lequel elle utilise un numériseur portatif comme caméra a été publié sous la forme d’un journal par la Werkplaats Typografie en 2014, et s’en est suivi une exposition solo à Montréal. Elle est récipiendaire de nombreuses bourses, dont la bourse d’excellence du millénaire de la Faculté des arts dans le cadre de ses études à l’Université du Québec à Montréal. Elle vit et travaille à Montréal. www.melissapilon.com


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