[Été 2020]
[La technique] n’est plus posée en face de l’homme, mais s’intègre en lui et progressivement l’absorbe.
—Jacques Ellul
Par Alexis Desgagnés
On m’a proposé d’écrire à propos de La dimension éthérique du réseau par Anton Bequii de Benoit Aquin1. Ce n’est pas la première fois qu’on me fait une telle demande. Je n’y avais pas consenti jusqu’à maintenant, pour des raisons que je mentionne par souci d’honnêteté à l’égard de qui s’attend peut-être à lire ici l’analyse d’un historien de l’art patenté. En tant qu’auteur, je sens souvent mon écriture contrainte par les attentes associées aux écrits spécialisés sur l’art. D’où que je me permets aujourd’hui un ton confident, et aussi d’attaquer sous une autre lumière le projet au cœur de mon texte. Et puis, avec la catastrophe climatique et technologique annoncée, notamment par les images et les mots de l’énigmatique Anton Bequii dont il est question dans le nouveau livre d’Aquin, le temps me semble moins propice à l’analyse qu’à l’action et, pour faire écho à une préoccupation de Bequii, à la prise de parole.
Tôt dans la genèse de son projet, Aquin m’a invité à y collaborer à titre d’auteur. Bien qu’intéressé a priori, j’ai réalisé que ce n’était pas la direction que je souhaitais donner à mon écriture. J’ai donc encouragé le photographe à écrire ses propres textes. Après tout, lui ai-je dit à la blague, l’écriture était peut-être une disposition familiale qu’il aurait héritée de son oncle. Déçu, il m’a signifié à quel point il lui était difficile d’écrire. Ce à quoi j’ai répondu que c’était le cas pour la plupart des gens, moi y compris, et que la seule distinction qui existe entre les personnes qui écrivent et celles qui ne le font pas, c’est que certaines, en dépit des défis inhérents à l’écriture, en dépit d’elles-mêmes et contre leurs incapacités, entreprennent malgré tout de s’y attaquer. Alors Aquin s’est mis à l’œuvre et, ainsi qu’en témoignent les textes rédigés pour son projet, il l’a fait avec brio.
Je raconte tout ceci pour deux raisons. D’abord pour justifier mon incapacité à parler objectivement du projet d’Aquin, et j’espère que mon texte permettra d’éclairer un peu la réalité sous-entendue par ce déficit d’objectivité. Enfin, pour encourager qui le voudra à écrire, à se libérer des obstacles qui l’en empêchent et, ce faisant, à convoquer dans sa vie le pouvoir libérateur de l’écriture, qui n’est qu’une manifestation particulière de la prise de parole. Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, il apparaît urgent de réinvestir collectivement l’agora perdue de la parole. Parmi celles et ceux qui ressentent et comprennent cette urgence, on peut compter Benoit Aquin. Et sans doute tant d’autres, dont trop s’ignorent.
Qu’on se rassure, je vais tout de même présenter un peu, pour le donner à voir, le projet d’Aquin. L’artiste lui a donné, pour le moment (ne peut-on pas s’attendre à ce qu’une institution muséale éclairée se propose éventuellement d’exposer ce travail majeur de la photographie québécoise ?), la forme d’un livre d’images et de textes. L’essentiel du corpus visuel est constitué de photographies réalisées d’un bout à l’autre du monde, de Montréal à Tokyo, de Katmandou à Paris, de São Paulo à Delhi, de L’Anse-au-Griffon à Moscou, en passant par Los Angeles, New Richmond, Guatemala, Shibuya ou La Patrie. Car Anton Bequii, qui est à la fois l’auteur des images et le personnage autofictif et anagrammatique dont se revêt ici Aquin pour prendre la parole, est un globe-trotter, une sorte d’Ulysse contemporain. Engagé dans une croisade contre le totalitarisme de la société technicienne, il sera éventuellement emporté dans sa quête ésotérique, profondément spirituelle.
Certains diront des photographies de Bequii qui montrent avec insistance des antennes-relais de télécommunication ou encore des gens penchés sur leur téléphone qu’elles sont documentaires. Cela serait exact si, contrairement à une démarche à laquelle on a l’habitude d’associer le nom de Benoit Aquin, elles n’étaient pas hantées par le caractère psychotique inhérent à toute conscience qui, telle celle de Bequii, se sent un tant soit peu aliénée par la technique. Alors que cette dernière pèse à notre époque de tout son poids sur un monde en train de s’écrouler, cette aliénation, ne l’éprouvez-vous pas aussi ? Outre ces photographies, le livre comporte plusieurs visions hallucinées, des captures d’écran déformées par les triturations numériques auxquelles Bequii s’est livré pour révéler l’emprise qu’exercent les algorithmes sur la psyché collective contemporaine. Celle-ci serait incessamment manipulée par la propagande qui inonde les médias de masse, la Toile. À travers cet ensemble d’images aux accents psychédéliques, volontairement polluées d’artéfacts numériques, Bequii dresse un inventaire d’événements historiques qui, depuis les attentats du 11 septembre 2001 jusqu’aux émeutes de 2019 à Hong Kong, ont contribué à déterminer la géopolitique contemporaine et à consolider l’abêtissement et la radicalisation des masses, de plus en plus asservies par le joug mondialisé de la technique. Et tout se passe comme si, sous ce joug et dans la tête de Bequii, il n’y avait en fait plus vraiment d’histoire, sinon celle qu’aurait distordue l’idéologie technicienne, par l’entremise de la propagande. En d’autres mots, l’histoire comme un mythe terrifiant, ou comme un cauchemar apocalyptique. Plusieurs autoportraits de Bequii ponctuent également l’ouvrage, inscrivant le personnage dans la trame narrative du livre, contribuant à nous le rendre de ce fait familier. Mais c’est surtout dans un ensemble de lettres qu’il adresse à sa muse, la non moins énigmatique Elena, que Bequii se dévoile, et avec lui la signification de son œuvre. Abreuvé aux écrits du philosophe Jacques Ellul (1912–1994), dont certains textes sont reproduits çà et là dans le livre, Bequii exprime avec insistance sa crainte de voir la mémoire collective être définitivement soumise à la polarisation et à la fragmentation induites par le langage binaire des algorithmes. Plutôt que de se laisser aller au pessimisme de la pensée conspirationniste, il choisit la voie d’une courageuse insurrection : opposer à la rationalité matérialiste les puissances intuitives de la spiritualité, laquelle sera à chercher dans l’amour, dans la beauté (le « repère du mystère », dit-il), dans la passion, dans la création, dans la nature. C’est, enfin, au sein de cette dernière que Bequii, en conclusion de l’ouvrage, semble avoir été avalé par l’éther de la quatrième dimension.
Que signifie cette disparition ? En fermant La dimension éthérique du réseau par Anton Bequii, j’ai pensé qu’il existe encore, malgré tout, malgré la propagande, malgré l’industrie culturelle, malgré ses institutions et malgré la mort programmée par la technique ou par l’urgence climatique, un espace où l’art persiste à dire la criante nécessité de la transcendance. Un art de résistance où le vide, « source de toute création », est accepté comme un silence profond et fécond, investi d’un sens innommable. Un art où les mots s’écrivent par-delà les métaphores, où les images parviennent à montrer l’inqualifiable arrière-pays du réel. Un art où, dans les creux, dans les interstices et entre les pages, on entend l’écho d’une parole retrouvée et qui par nous vivra, révoltée, insoumise, sans quoi il faudra bientôt nous résoudre, nous aussi mais autrement que Bequii, à disparaître. En attendant l’insurrection, nous restent encore les possibilités libératrices de l’écriture.
Addenda contextuel de l’auteur : Le texte qu’on vient de lire a été écrit avant que la pandémie de la COVID-19 ne sévisse au Québec. Celle-ci contribue à mettre en lumière l’importance de la dynamique des réseaux dans la société contemporaine et, ce faisant, le caractère visionnaire de l’œuvre La dimension éthérique du réseau par Anton Bequii.
Dans sa pratique photographique entamée il y a plus de trois décennies, Benoit Aquin s’intéresse à la vie humaine, à la question environnementale et, plus particulièrement depuis les années 2000, aux enjeux écologiques. Ses recherches l’ont mené à traiter de sujets aussi variés que la chasse, la désertification en Chine ou la rivière Yamaska. Diffusées sous forme d’expositions ou de livres d’artiste, ses photographies font partie de collections muséales. Benoit Aquin est représenté par la galerie Hugues Charbonneau de Montréal. www.benoitaquin.com
Artiste et auteur, Alexis Desgagnés vit à Montréal. Il enseigne l’histoire de l’art au collégial et s’intéresse à la pédagogie critique, à l’écosyndicalisme, à la permaculture et au taoïsme. En 2016, il a publié Banqueroute (Les Éditions du Renard), un recueil de photographies et de poèmes. Son prochain livre d’artiste, Ammoniaque, est en préparation.