[Été 2020]
Par Blake Fitzpatrick
L’uranium est un élément instable. Il se décompose dans la durée, une durée très longue. L’uranium 238 d’origine naturelle a une période radioactive de 4,468 milliards d’années, soit le temps nécessaire pour que la moitié de l’uranium se transforme en d’autres éléments dans une chaîne de désintégration radioactive. Les éléments dans la désintégration sont appelés « produits de filiation de l’uranium » [daughters of uranium] et chacun de ces produits est la descendance radioactive de l’isotope « parent » qui le précède. Cette famille des plus instables et volatiles a été domptée par l’industrie nucléaire à des fins tant médicales que militaires, comme avec les armes atomiques (l’uranium 235 est fissile, un isotope nécessaire pour entretenir une réaction nucléaire en chaîne). Les produits de filiation de l’uranium se décomposent avec le temps, relâchant la radioactivité dans les voies environnementales et biologiques telles que nous les vivons dans le présent et aussi pour les générations à venir.
L’artiste Mary Kavanagh explore les legs de la culture nucléaire dans des expositions sur le sujet : Daughters of Uranium [produits de filiation de l’uranium, en anglais], aux multiples facettes, et Trinity 3, œuvre vidéo à deux canaux tirée du projet plus vaste1. Ces expositions dépassent l’anthropocène nucléaire pour tisser des liens entre l’histoire nucléaire et ses effets vécus, le site nucléaire et les corps irradiés, la réflexion nucléaire et les preuves matérielles.
Le site Trinity au Nouveau-Mexique est le point d’ancrage des expositions. Mené dans le cadre du projet Manhattan, l’essai Trinity a eu lieu le 16 juillet 1945, au cœur de ce qui était alors le champ de tir d’Alamogordo au Nouveau-Mexique. L’objectif de l’essai était de faire exploser un « engin » atomique pour prouver la viabilité de la bombe dans la perspective d’une attaque sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki, trois semaines plus tard.
John O’Brian écrit : « Partout où des événements nucléaires se produisent, des photographes sont présents. Ils y sont non seulement pour rapporter ce qui se passe, mais aussi pour contribuer à la production de la chose elle-même2. » L’essai Trinity a été immortalisé sous toutes ses coutures, tant en photographie qu’en film. Dans une série d’images photographiques intitulée Trinity Archive, 1945–46 (2019), Kavanagh reproduit trente-quatre photographies d’un fonds d’archives de plus de 800 clichés réalisés par le « photographe atomique » officiel, Berlyn Brixner3. Les images montrent différents aspects de la construction de la bombe et certaines, emblématiques, rendent compte de l’explosion de l’arme, avec au verso de chacune les métadonnées déclassifiées. Tout fonds d’archives s’enorgueillit de sa complétude. Les archives de Brixner, avec leurs 800 images, sont présentées comme constituant la description la plus exhaustive de l’essai. Pourtant, pour toutes les archives, il existe ce qu’Allan Sekula a appelé des archives fantômes4. Au-delà du récit dominant du militarisme triomphant, les archives fantômes couvrent l’intégralité de la sphère sociale de l’expérience nucléaire, des archives d’un autrui invisible, réduit au silence et sacrifié par le complexe militaro-industriel nucléaire. Les photographies sont des enregistrements incomplets, et ce que l’on y voit porte en soi son envers implacable dans ce qu’on ne voit pas : retombées radioactives cancéreuses, rayonnements, traumatismes et la vérité sur tout cela.
Paul Virilio l’affirme : « La guerre est à la fois un résumé et un musée… le sien5 ». Le site Trinity est également son propre musée. Ce précurseur de la mort atomique est maintenant imprégné d’une portée commémorative. Le polygone d’essais de missile de White Sands, un centre d’essais d’armement en activité, gère le site et tient des journées d’accueil sur le site Trinity les premiers samedis d’octobre et d’avril. Ces événements sont courus par des milliers de personnes, et Kavanagh a réalisé plus de 200 entrevues en vidéo sur place.
Dans l’œuvre vidéo à deux canaux Trinity 3, présentée seule de façon percutante à la Kitchener-Waterloo Art Gallery, des séquences d’archives du personnel militaire assemblant la bombe sont juxtaposées à des portraits et entrevues vidéo contemporains sur le site commémoratif dans un montage en boucle qui intègre le paysage lui-même, d’une beauté austère, d’un silence évocateur. Avec ces allers et retours entre passé et présent, l’œuvre donne l’impression que les citoyens répondent aux images sur l’écran adjacent, forcés de composer avec leur totale implication. La réflexion varie grandement sur ce site, abordant notamment les territoires du spirituel, de l’environnemental et de l’historique, une histoire du présent comme capturée dans les voix de la multitude.
L’une des stratégies de Kavanagh consiste à matérialiser l’expérience nucléaire en faisant entrer dans la salle les preuves de cette réalité atomique. Dans des vitrines côte à côte, un ensemble de restes de trinitite voisine avec un pot contenant des gravats d’Hiroshima. La trinitite est un minéral vitreux formé lorsque la chaleur de l’essai Trinity a fondu le sable du désert en une surface radioactive. La trinitite demeure faiblement radioactive. L’essai de Trinity est donc inscrit dans ces fragments radioactifs, devenant ce que Susan Schuppli évoque comme un analogue vivant, un matériau actif témoin de l’événement atomique6.
Des liens itératifs entre les œuvres jalonnent l’exposition. Kavanagh a installé une pile de six briques de plomb, chacune de 2 × 4 × 8 po [environ 5 × 10 × 20 cm] sur le plancher de la salle. Le plomb 206 est l’élément final dans la chaîne de désintégration radioactive. C’est le dernier des produits de filiation de l’uranium, celui qui est stable. Les briques de plomb sur le plancher constituent donc un contrepoint de la trinitite dans la vitrine. L’une matérialise la radioactivité, alors que l’autre symbolise l’étape finale de la chaîne de désintégration radioactive.
Une série d’aquarelles encadrées s’intitule Rain of Ruin (2011–2019). Ce titre fait référence à un avertissement adressé par le président Truman au Japon, un jour après l’attaque sur Hiroshima, tel que publié dans le New York Times et reproduit dans une autre des œuvres de l’artiste. Les aquarelles comportent des représentations d’acteurs bien involontaires – le rat surmulot, le lièvre du désert et une chèvre –, basées sur une photographie documentaire prise dans le cadre de l’opération Crossroads, sur l’atoll de Bikini (1946), au cours de laquelle plus de 3000 animaux ont été embarqués sur des navires et soumis à un essai massif d’armes atomiques. On peut penser ici à une version meurtrière de l’Arche de Noé. Nombre des sujets évoqués renvoient à d’autres œuvres dans l’exposition, comme le dessin d’un cochon et l’objet en trois dimensions lui correspondant, Pig Suit (2019). La pièce recrée une combinaison pour expérimentations chimiques servant à analyser les effets des armes nucléaires, biologiques et chimiques sur les animaux en tant que substituts des humains. De tels substituts peuplent l’exposition et, comme nous le rappelle Kavanagh, à l’ère nucléaire, nous sommes tous des cobayes.
L’utilisation de remplaçants corporels se retrouve dans Hands, to Hold (2019) et Rosa the Beautiful (2019). Ces œuvres sculpturales reproduisent des corps et organismes vivants nucléaires en verre à l’oxyde d’urane (ou verre d’uranium) moulé qui sont d’un vert fluorescent sous l’effet de la lumière ultraviolette. Hands, to Hold présente une table de substituts mimétiques, yuccas du Nouveau-Mexique, gousses de graines provenant de sites nucléaires en Ontario, ainsi que les mains d’une artiste. Dans le cycle de vie des cellules, la nature tient un registre de l’exposition aux matériaux radioactifs, qui ne s’efface jamais. Dans Rosa the Beautiful, des jambes vertes luminescentes sont suspendues dans un lieu obscur, aménagé au centre de l’espace pour l’occasion. Amalgamée à de l’oxyde d’uranium, « Rosa » personnifie les daughters of uranium, sa lueur verte attestant de la présence de radioactivité dans le spectre amputé d’un corps radiologique, explicitement genré.
Comment voit-on la toxicité des retombées nucléaires dans l’air, à la maison ou dans les limites de son propre corps ? La dimension politique de l’air est abordée dans des œuvres mettant en scène l’histoire de la famille de Kavanagh revue sous l’angle de la maladie transmise par voie aérienne, et une séquence éloquente de la vidéo Trinity montre un soldat en combinaison de protection contre les matières dangereuses respirant à travers un masque. Dans Terror from the Air, Peter Sloterdijk souligne que la guerre des gaz, ou « atmoterrorisme », commence avec la Première Guerre mondiale (1914–1918). À partir de ce moment, cet air, bien commun, devient mortel, politique; l’air a, comme l’avance Sloterdijk, « perdu son innocence7 ». Quand il devient politique, respirer devient un témoignage politique.
Il y a dans l’exposition trois œuvres liées qui font allusion à l’air et à l’acte de respirer en tant que politique incarnée. Glass Breath (2014) est faite de fioles de verre formées par l’expiration de la respiration de l’artiste. Drawing Breath/Infinity Series (2017–2019) présente l’inscription précise de lignes tracées sur papier par l’acte de respirer. Chaque œuvre rend visible l’invisible (la respiration). Le dessin Tumour Timeline (2011–2018) complexifie et fait intervenir deux éléments : l’air dans les fioles de verre de Glass Breath, passé dans les poumons de l’artiste, et le poumon qui a une tumeur. On pourrait dire, à l’instar de Sloterdijk, que l’air qui a formé les fioles a également perdu son innocence. C’est le travail d’analyse scientifique de l’artiste tourné vers l’intérieur, la conservation du corps dans le temps et la maladie, une démarche pour rendre l’intérieur visible à travers l’acte de dessiner. Dans cette pièce, le dessin devient une manière de rendre le corps réversible, une mise à nu du fardeau physique dans un contexte nucléaire accablant. Traduit par Frédéric Dupuy
1 Mary Kavanagh, Daughters of Uranium, du 2 mars au 28 avril 2019 à la Southern Alberta Art Gallery, à Lethbridge, et du 27 septembre 2019 au 26 janvier 2020 à la Founders’ Gallery, The Military Museums, University of Calgary, à Calgary. Trinity 3, du 13 février au 10 mai 2020, à la Kitchener-Waterloo Art Gallery, à Kitchener.
2 John O’Brian, « Introduction: Through a Radioactive Lens », dans Camera Atomica, John O’Brian (dir.), Londres, Black Dog Publishing, 2015, p. 11.
3 Berlyn Brixner (1911–2009), Mary Kavanagh et moi-même sommes membres de l’Atomic Photographers Guild, un groupe international de photographes qui se consacrent à traduire en images la thématique atomique.
4 Allan Sekula, « The Body and the Archive », October, vol. 39 (hiver 1986), p. 10.
5 Paul Virilio, Bunker archéologie, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre de création industrielle, 1975.
6 Susan Schuppli, « Radical Contact Prints », Camera Atomica, p. 279 et 281.
7 Peter Sloterdijk, Terror from the Air, Los Angeles, 2009, p. 109.
Les champs de recherche de Mary Kavanagh incluent les politiques environnementales, la technologie de guerre et l’histoire des sciences. Professeure au département d’art de l’Université de Lethbridge, en Alberta, elle a documenté, par ses images, des sites militaires, nucléaires et industriels au Canada, mais également au Japon et dans différents régions des États-Unis (Utah, Alaska, Nevada…). Depuis 20 ans, ses projets ont été l’objet d’expositions individuelles et d’expositions thématiques. Mary Kavanagh est notamment membre de la Atomic Photographers Guild, un collectif international voué depuis 1987 à témoigner de notre ère nucléaire. http://people.uleth.ca/~mary.kavanagh/
Blake Fitzpatrick est un photographe, commissaire et écrivain torontois. Dans ses recherches, il s’intéresse à la représentation photographique de l’ère nucléaire, aux réponses visuelles face au militarisme contemporain et à l’histoire de l’après-guerre froide, au souvenir et à la dispersion du mur de Berlin. Il a présenté son travail lors d’expositions individuelles et collectives au Canada, aux États- Unis et en Europe. Dans son travail de commissaire, il étudie l’œuvre d’artistes contemporains qui traitent de la guerre et des conflits sociaux. Il a écrit dans de nombreuses revues et anthologies. Fitzpatrick est professeur et directeur de la School of Image Arts à la Ryerson University.