Monique Moumblow, Compositions | Pale Shadows — Charles Guilbert

[Été 2020]

Centre VOX
Du 1er novembre 2019 au 29 février 2020

Par Charles Guilbert

Bien qu’il s’agisse d’une artiste che­vronnée, Monique Moumblow n’avait jamais présenté d’exposition individuelle d’envergure. À travers sept œuvres vidéo judicieusement choisies et mises en espace – le commissariat est assumé par Nicole Gingras –, on pénètre dans le monde de cette créatrice qui allie étrangeté et questionnement existentiel.

Juste avant l’entrée de la première salle, dans une œuvre présentée sur écran, on voit, au milieu d’un vaste paysage, un homme et une femme âgés qui marchent péniblement dans l’herbe en direction d’une ouverture creusée dans la terre (il s’agit, en fait, de caveaux à légumes, qu’on trouve en tous lieux sur l’île de Terre-Neuve). Les deux s’y engouffrent, et plus rien, sinon le vent qui balaie le paysage. Au bout d’un long moment, la boucle reprend : les deux personnages se dirigent de nouveau vers l’ouverture… Toute simple, cette œuvre peut être vue par le spectateur comme une mise en abyme de la plongée dans l’exposition qu’il s’apprête à vivre. Mais le titre à l’humour grinçant, Rehearsal, l’emmène sur une autre piste ; il devine que les deux acteurs sont les parents de l’artiste et que cette dernière, en la leur faisant jouer, se prépare – ou les prépare – à leur éventuelle disparition. Rehearsal souligne aussi la question de la reprise, source même de création pour Moumblow.

En effet, trois des quatre œuvres présentées dans la grande salle s’appuient sur un même procédé afin d’exploiter la forme de la boucle : chaque fois qu’elle est reprise, la courte séquence vidéo se dégrade, puisqu’un algorithme en retranche de façon aléatoire cinq pour cent des images, et ce, jusqu’à l’effacement. Bien qu’uniforme, ce recours technique crée un effet différent pour chaque œuvre.

Dans John’s Death (erased) (2019), dont le titre fait écho à l’œuvre à l’entrée, la disparition est symbolisée par la destruction graduelle de la pièce musicale accompagnant l’image, qui consiste en un plan fixe sur un fragment de salon rétro, luminaire et horloge portant l’inscription (un hasard ?) Eclipse Regulator. La composition au piano – Nadia’s Theme, musique du feuilleton Les feux de l’amour –, kitsch et mélancolique, devient difforme (les accords se font grésillement et la mélodie, piochement), transformation évoquant, on l’imagine, la mort de celui qui écoutait là son émission préférée, mais aussi la complexité et l’instabilité des émotions vécues lors d’un deuil.

Le son des coups provenant de Pillow (erased) (2019), qui emplit toute la salle, est aussi très significatif. Cette double projection présente deux jeunes gens engagés dans une bataille d’oreillers : l’artiste (à droite) et son conjoint (à gauche), chacun isolé dans son cadre. Ce qui, au début, semble un jeu, ne cesse de gagner en intensité. Plus la séquence raccourcit, plus les coups paraissent frénétiques. On assiste ainsi à l’étonnante métamorphose de l’affect amoureux en une pulsion violente.

Not Funny (erased) (2019), œuvre poignante, présente une jeune femme qui, dans trois courts plans filmés à l’épaule, confesse, en regardant la caméra, qu’elle ne se sent plus drôle et demande si elle devrait faire des efforts pour l’être. Au fil de la détérioration de l’enregistrement s’opère véritablement une dissection du langage. On perd d’abord des bouts de mots ; puis, dans une sorte de tremblement, on assiste à la déconstruction de la syntaxe ; la prosodie subsiste un temps, et soudain tout langage non verbal, de plus en plus saccadé : rapides expressions du visage, mouvement des yeux, hochements de tête. L’image de ce corps haletant et agité de soubresauts donne le vertige. Comme si, à travers la contraction du temps, on en arrivait au martèlement de l’émotion.

On doit tout de suite faire le lien avec 1970 – Sans paroles (2014), qui se trouve dans la deuxième salle, issue du retravail d’une séquence du documentaire La nuit de la poésie 27 mars 1970 (de Jean-Pierre Masse et Jean-Claude Labrecque), où Michèle Lalonde lit Speak White. En plus d’entourer la poétesse d’une obscurité plus dense et de ralentir l’image, Moumblow enlève tout le texte poétique, ne gardant, au début et à la fin de chacune des pauses, qu’un infime fragment de son. Encore ici, l’accent est mis sur la tension du corps – Lalonde devient hiératique – et sur l’aspect explosif des mots.

Les deux autres œuvres, plus narratives, et très riches, amènent aussi leur lot de heurts. Charles (2014), dans la première salle, fait le récit de la descente aux enfers d’une famille dont un des enfants est atteint de maladie mentale. L’histoire, fragmentée, est racontée tantôt oralement (en danois !) par un narrateur-personnage jouant le frère du malade, tantôt par écrit (en anglais) par une narratrice invisible qui tape sa fiction sur sa pétaradante machine à écrire. L’histoire de cette famille qui se délite, loufoque au début, devient tragique.

L’œuvre la plus complexe et énigmatique, I’m going to throw you in the sea and then you will drown, even though you are already dead (2019), présentée dans une troisième salle, est aussi ponctuée de coups. À travers quatre écrans, on découvre plusieurs pièces d’une maison où se trouvent trois personnages aux comportements bizarres. Un garçon, par exemple, frappe sur la porte de sa chambre – pour sortir – jusqu’à ce que sa mère monte à l’étage et lui montre que la porte n’est pas verrouillée. Plus tard, il descend au rez-de-chaussée et se met à lancer en islandais des injures au vieil homme venu repeindre le salon. Ce dernier répète l’insulte du mieux qu’il peut (on comprend ainsi qu’ils ne parlent pas la même langue), puis lance à son tour une injure, en néerlandais, au garçon, qui répète, et ainsi de suite. L’échange, à la fois ludique et violent, n’est pas sans rappeler la bataille d’oreillers…

Monique Moumblow – jamais sans un certain humour – représente bril­lamment la fragilité des êtres, l’incommunicabilité ainsi que le désordre et le fracas que peuvent produire les relations humaines. Elle le fait en allant à la fois aux sources de ce qui nous constitue (le corps, le regard, les mots) et à celles des moyens techniques auxquels elle recourt (le signal numérique, le son, la musique, le cadrage, l’image, la boucle), donnant au spectateur le sentiment d’avoir accès à ce qui palpite, là, au fond.

 

Charles Guilbert est artiste (écriture, dessin, vidéo, musique), critique d’art et professeur de littérature.


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