Entrevue réalisée par James D. Campbell
Robert Walker naît à Montréal en 1945. Il est diplômé en arts visuels de l’Université Sir George Williams à la fin des années 1960. En 1975, il participe à un atelier, donné par le photographe américain Lee Friedlander, qui va s’avérer déterminant. Il choisit alors la photographie de rue en couleur, une esthétique qu’il va explorer jusqu’à aujourd’hui.
En 1978, il s’installe à New York, où il fait de Times Square un sujet de prédilection. Son premier livre, New York Inside Out, est publié en 1984 avec une introduction de William S. Burroughs. Le photographe expose abondamment aux États-Unis, au Canada et en Europe. Ses images paraissent dans différentes publications, notamment Color is Power (Thames & Hudson, 2000), où l’on trouve un vaste éventail de photographies de rue prises durant trois décennies à Montréal, New York, Varsovie, Paris, Rome, Toronto et ailleurs dans le monde.
Le Griffintown de Walker n’est rien de moins qu’une révélation : un portrait vivant des bouleversements gigantesques dans l’un des quartiers les plus anciens de Montréal, suspendu entre vétusté et misère, d’un côté, et nouvelle architecture utopique lumineuse et étincelante, de l’autre. La tension (souvent chromatique) entre passé et présent transpire de la vingtaine de photographies grand format (complétées par la projection d’une centaine d’autres), avec également des photographies documentaires provenant de la collection du Musée.
Le Griffintown de Walker est le premier volet d’un nouveau programme de commandes photographiques du McCord intitulé Montréal en mutation, qui vise à documenter les transformations urbaines en cours à Montréal.
JDC : Vous êtes né à Montréal et il n’est probablement pas exagéré de dire que vous connaissez intimement la ville. Ici, vous explorez en profondeur son quartier de Griffintown. Pourquoi Griffintown ? À cause de la concentration de bâtiments historiques, ou pour sa séduisante palette ?
RW : Suzanne Sauvage, directrice du Musée McCord, et Hélène Samson, sa conservatrice de la photographie, m’ont au départ approché avec le concept de lancer une série d’expositions intitulée Montréal en mutation, un portrait photographique de quartiers de Montréal marqués par des transformations spectaculaires. Étant le premier photographe retenu, j’ai eu le luxe de choisir librement une partie de la ville qui m’attirait d’un point de vue photographique, mais avec un peu d’ambivalence et d’appréhension, ne sachant pas trop à quoi m’attendre.
JDC : Vous avez la réputation enviable d’être notre photographe de la couleur le plus important. Pouvez-vous nous parler de la couleur et de ce que Griffintown a apporté à ce sujet ?
RW : Après avoir suivi un atelier avec Lee Friedlander en 1975, j’ai compris que les possibilités créatives de la photographie en noir et blanc s’épuisaient rapidement. Je suis donc immédiatement passé à la couleur. À l’époque, la photographie en couleur était très peu publiée dans les livres et les revues, donc vous ne pouviez compter que sur vous-même. Il n’y avait personne dont s’inspirer, et mon travail n’est emprunté à quiconque. Au moment où le Musée McCord m’a approché, mon seul lien avec Griffintown consistait à descendre en voiture la rue de la Montagne pour me rendre chez Costco ou à faire une rare visite chez mes amis John Heward et Sylvia Safdie à leur loft de la rue Murray. Après ma première incursion dans le quartier, j’étais totalement conquis, et je me suis lancé avec enthousiasme dans le projet. Je m’attendais à voir beaucoup de maisons en rangée dégradées et d’entrepôts délabrés, mais, à ma grande surprise, j’ai plutôt trouvé un bourdonnement d’activité de construction colorée, avec tous les éléments picturaux que je recherche pour composer mes images. Grues, bouldozeurs, échafaudages, matériau d’isolation jaune vif, travailleurs de la construction courant dans tous les sens en tenue orange fluorescente, que pouvais-je demander de plus ? Contrastant avec tout cela, des bâtiments du XIXe siècle associés à l’activité industrielle depuis longtemps révolue le long du canal de Lachine. J’avais l’impression d’être revenu au jardin d’Éden !
JDC : Votre récente publication, Colour is Power, se lit comme un manifeste inépuisablement festif. En quoi les œuvres présentées ont-elles un lien avec le projet Griffintown ?
RW : Que je photographie à Times Square, à Varsovie ou des fleurs dans un jardin botanique, je fais appel aux mêmes stratégies de composition. Je commence par laisser de côté le thème traité au sens propre, puis je décompose le sujet en éléments abstraits en matière de traits, de formes et de couleurs. Je m’intéresse d’abord à la création de photographies couleur ; documenter des faits visuels est une préoccupation secondaire.
JDC : Griffintown a subi d’importants changements ces dernières années. D’ailleurs, vos photographies témoignent de cet esprit de transformation et de mouvement. Qu’est-ce que cette évolution signifie pour vous ?
RW : J’ai photographié la surface de Griffintown, ce que j’en perçois ici et maintenant. Je me suis efforcé de le faire avec rigueur et honnêteté. Alors que je travaillais au projet, j’ai réalisé qu’il y avait toutes sortes de problématiques d’urbanisme relatives à la conservation du patrimoine historique, au transport collectif, aux espaces verts, etc., mais tous ces enjeux ne faisaient pas partie de mon mandat. D’autres avec plus d’expertise dans ces domaines seraient mieux à même de les aborder.
JDC : Les images sont parfois surréalistes. Prenons par exemple Rue Wellington, Griffintown, 2018, avec les autos blanches au premier plan, la piscine et la flèche donnant l’impression de reculer…
RW : L’ambiguïté visuelle est toujours un outil intéressant pour créer une image attrayante. Dans ce cas, la toile de fond publicitaire crée une illusion en trompe-l’œil du glamour de la vie de copropriété, alors que les deux voitures blanches ramènent à une réalité crue.
JDC : Cette autre image, Rue Ottawa, Griffintown, 2018, est une juxtaposition intéressante d’un imposant engin de construction et de la tour de bureaux sur la gauche.
RW : J’essaie généralement de photographier par une belle journée ensoleillée, quand les couleurs semblent exploser. Ici, nous avons un ciel uniformément bleu, comme « sérigraphié », avec des rehauts de couleurs franches, rouge, vert et jaune. J’institue une structure en treillis, semblable à une peinture de Mondrian.
JDC : Rue de la montagne, Griffintown, 2018 est une image typique de « construction »…
RW : Elle témoigne des activités en cours dans Griffintown de manière symbolique plutôt que descriptive. Les gravats dans la benne à ordures forment un contraste ironique avec la photo sur le flanc du camion de rénovation. « Fini l’ancien, place au nouveau » pourrait être une légende appropriée.
JDC : Dans un sens, votre Griffintown dans sa globalité se lit comme une sorte de critique…
RW : Si on l’interprète comme une critique, je crois que c’est parce que les photographies parlent d’elles-mêmes. J’ai abordé le projet sans aucun parti pris politique caché.
JDC : Comme vous l’avez mentionné, notre ami commun, le jazzman et abstractionniste John Heward, vivait rue Murray, pas très loin de la Fonderie Darling, où nous avons tous deux travaillé. Les œuvres du McCord réveillent à n’en pas douter quelques fantômes chez moi…
RW : Oui. John et moi, ça remonte à l’époque de la galerie Véhicule Art, au début des années 1970. C’est drôle que vous évoquiez les fantômes, parce que celui de Mary Gallagher erre au coin des rues William et Murray, à la recherche de sa tête, depuis plus de 100 ans, mais c’est une autre histoire.
JDC : Montréal en mutation est une entreprise opiniâtre dans son analyse de la façon dont le quartier a changé et continue à changer. Les images dans l’exposition laissent à penser que vous êtes en quête de la matrice perdue de Griffintown, et n’êtes pas immunisé contre certains accès d’émotion dans cette démarche. Ai-je raison ?
RW : Je suis né dans le quartier ouvrier d’HochelagaMaisonneuve, qui a aussi subi d’importants bouleversements depuis l’époque où on l’appelait la « Pittsburgh du Nord », donc la sensibilité que je peux avoir à exprimer est transposée là. J’ai eu l’occasion de côtoyer un peu les cochers de calèches et les palefreniers au cours du projet et je compatis à leur détresse. Voilà une industrie qui prospérait depuis des centaines d’années et qui est subitement rayée de la carte sans compensation par un règlement. Il y a là-dedans quelque chose d’arbitraire.
JDC : Vous avez dit que vous aviez des sentiments mitigés au départ du projet. Maintenant qu’il est terminé, comment vous sentez-vous ?
RW : Effectivement, j’étais un peu tiède au début, mais ça s’est avéré être un projet de rêve.
JDC : Griffintown derrière vous, quelle est la suite ?
RW : Je m’intéresse au Village gai. Cette portion de la rue Sainte-Catherine entre Saint-Denis et Papineau semble être un lieu où le rythme de la ville est en accéléré. Le quartier attire toutes sortes de personnages, nombre d’entre eux désespérés, d’autres à la flamboyance théâtrale, un terreau fertile pour de bonnes photos. Traduit par Frédéric Dupuy
James D. Campbell, auteur et commissaire installé à Montréal, écrit sur la peinture et la photographie.