Axenéo7
Du 18 septembre au 26 octobre 2019
Par Nathalie Bachand
À l’automne 2019, Axenéo7 présentait dans ses espaces les expositions Quelque part dans l’inachevé de Sarah Wendt et Pascal Dufaux, ainsi que Compressions : tables préparées d’Alexis Bellavance. Ayant au premier coup d’œil peu en commun, les propositions de ces artistes montréalais se rejoignent toutefois autour du principe d’une temporalité transformatrice agissant sur la perception, et de son ancrage dans ce qu’il convient d’appeler le réel.
Avec Quelque part dans l’inachevé, Sarah Wendt et Pascal Dufaux ont aménagé un espace-temps à part, où la matière des choses du monde en dévoile l’essentielle alchimie. Il y est question de la matérialité de l’invisible et du passage du temps. À travers un travail d’installation réunissant objets, photographies, son et vidéo – ponctué de références à la géologie –, les artistes explorent les notions de sédimentation et de stratification. Ce faisant, l’idée de transformation se trouve au cœur de leur proposition. C’est la vidéo – intitulée The mountain moves while my fingernails grow – qui aborde de la manière la plus manifeste la question de la transformation. Présentée en grand format et couvrant un angle droit, la vidéo est dédoublée : décalées de quelques secondes, les projections se succèdent d’un mur à l’autre. Par ce décalage, c’est la temporalité narrative qui s’étire, se distend de manière presque imperceptible, mais suffisamment pour qu’une respiration s’y insère, un souffle. Dans ce décalage de quelques secondes, le temps est habité par son propre écoulement, sa matière propre – tout comme le miel devient substance à sablier : les différentes matérialités portent en elles différentes temporalités.
Plus concrètement, la vidéo met en scène un personnage qui semble subir un processus de métamorphose par l’entremise d’une cérémonie initiatique, un rituel alchimique où l’altération de matières organiques – par leur coloration de l’or au bleu – préfigure celle du personnage lui-même. Cette notion de mutation, qui domine l’ensemble du projet, est renforcée par un subtil travail de transformation de la matière numérique : une fine déformation dans l’image vidéographique vient parfois envelopper le vêtement du personnage, le rendant à son propre mythe, à son irréalité intrinsèque.
L’idée d’une forme de manipulation du temps fait également écho à la dimension performative du projet qui a eu lieu vers la fin de l’exposition. Une partie de l’installation est d’ailleurs pensée de manière à rappeler une structure scénique. Se déployant selon une découpe géodésique de triangulation de la surface, cet élément central – à la fois sculptural et pictural – suggère que notre perception du monde puisse se modifier, se mouvoir tel un mirage au loin. Tout comme le miroitement de toute chose change selon la perspective et la source lumineuse – qu’il s’agisse de paillettes, de miel ou d’un angle rocheux au soleil –, ce que l’on perçoit du monde qui nous entoure est variable, impermanent. Une présence sonore renforce la suggestion d’un état d’entre-deux, à mi-chemin entre la complétude et l’ambivalence du devenir autre. Répétées sur un ton hypnotique, les paroles « Being lost, being loose, letting loose1 » donnent à penser que l’une des clés de lecture réside dans les notions de déroute et d’ouverture, de détachement et d’abandon. Alors que la lenteur des processus transformateurs exige patience et persévérance, le principe même de transformation nécessite une part d’inachevé afin de se laisser imprégner par la portion de réel nécessaire à ses mises en forme à venir – mais aussi : tout n’est-il pas toujours à venir ?
Dans la salle adjacente, Compressions : tables préparées d’Alexis Bellavance nous invite à entrer dans l’espace d’une temporalité non seulement transformatrice, mais également sujette à subir une modification sous sa propre force. Cet espace – que seule la suggestion d’une table et quelques chaises permet de relier au réel tel que nous le reconnaissons – est en fait l’intérieur d’une immense structure textile, sur laquelle on peut voir la projection d’un paysage inversé dont la luminescence semble variable. Cette qualité lumineuse de l’image donne à penser que son niveau de réalité est incertain : d’où cette image provient-elle et que représente-t-elle ? Mais aussi : où sommes-nous exactement ? Quel espace et quelle temporalité nous placent sous cette perspective déterminée ? Ce qui est, dans tous les cas, suggéré c’est le caractère intermédiaire et liminaire de cet espace blanc indéterminé. Dans cette sorte d’enveloppe tendue sous l’effet de la pression de l’air, on se trouve comme coupé du reste du monde, qui n’est ici qu’esquisses et contours flou : fantômes d’objets, mirage d’image.
Une camera obscura est un dispositif permettant de capter – grâce à l’empreinte lumineuse et au temps qu’il lui faut pour opérer un transfert – des images du réel qui deviendront des photographies – des écrits de lumière. Être au cœur de la camera obscura, c’est devenir le témoin privilégié de l’origine d’une image. C’est être du côté de sa fabrication, de son arrivée et de sa présence au monde. C’est observer l’image avant même qu’elle n’existe : être l’œil au seuil du visible. Le phénomène optique qui a cours ici est précisément ce qui se produit à l’intérieur du dispositif de la chambre noire : un principe naturel qui réfère à celui-là même de la vision humaine. C’est aussi un mécanisme qui fut utilisé, notamment en dessin et en peinture vers le 16e siècle, comme procédé permettant de représenter, par exemple, un paysage, en traçant ses contours. Ici Bellavance nous laisse à la variabilité lumineuse que véhicule avec elle la mobilité temporelle des heures. Ce faisant, il nous laisse aussi à la variabilité de l’image qui s’offre à nous et qui, parfois, ne s’offre pas du tout tellement le temps se fait sombre.
Dans cet aléatoire qui est ici à l’œuvre, la notion de contour devient centrale : en son absence, nous ne pouvons savoir ce que nous ne voyons pas. Mais même sans l’image, nous savons par l’apparition des contours du mobilier – dessiné par la tension momentanée du textile – qu’il existe au dehors une dimension où les contours ne sont pas que projection, mais bien surface tangible des objets du monde. D’ailleurs, en explorant la salle adjacente, le visiteur réalise non sans surprise qu’il a accès à ce qu’il convient d’appeler « l’envers du décor ». Un étroit passage donne en effet de l’autre côté de l’enveloppe textile où se laissent voir non seulement table et chaises, mais aussi le mécanisme lui-même par lequel se crée l’image inversée qui se trouve être celle du paysage extérieur, que laisse filtrer une minuscule trouée par l’immense fenêtre de la salle. Ce double espace-temps que propose Bellavance nous fait passer d’une réalité floue et incertaine à un monde manifeste et concret, mais ces deux extrémités du spectre du réel nous sont simultanément inaccessibles : se mettant en doute l’un l’autre, elles nous obligent à départager nos partitions perceptives.
Enfin, on découvre dans une troisième salle des propositions de chaque artiste faisant ressortir des thèmes de leur exposition respective. Alors que Wendt et Dufaux ont disposé sur une table une série de sabliers de miel que les visiteurs sont invités à manipuler comme dans un rêve éveillé, où le temps ne s’écoulerait presque plus, Bellavance a « préparé » une table recouverte de morceaux de charbon que nous pouvons également manier et déplacer, mais qui sont aussi sonifiés par un transducteur de basses fréquences audio faisant vibrer sa surface – travaillant ainsi à leur graduelle dégradation. Tout ceci donnant à penser que le temps est, d’une certaine manière, toujours entre nos mains.