Se projeter dans l’univers environnant — Jacques Doyon

[Hiver 2021]

Par Jacques Doyon

Que disent de nous les paysages les plus éloignés, sauvages, silencieux ? Que façonnent en nous les paysages de l’enfance, ceux de notre éveil au monde ? Quel écho de notre propre devenir trouve-t-on dans le chaos des chantiers urbains ?

Les paysages sont comme des miroirs, façonnés par la présence humaine. La ville est une extension directe du corps social et, de la même façon, la nature tout entière est une construction de la culture qui ne fait sens que par un regard humain. L’environnement proche ou lointain constitue ainsi toujours un enjeu éthique pour la civilisation. Un enjeu que les artistes réunis dans ce dossier abordent sous différents angles par leur travail de calibrage et de recomposition de l’image, ou par une recontextualisation narrative. Il n’y a pas de paysage en soi, mais toujours un environnement réapproprié et transformé par une projection de nos propres besoins.

Avec Résonance des silences, Alain Lefort nous amène une fois de plus dans les paysages arctiques, en présentant une série d’images du Nunavik mise en exergue par quelques travaux plus anciens. Ces images montrent la majesté, l’immensité et la beauté presque inhumaine de ces paysages de montagnes, de neiges, de rocs et de glaces, photographiés aux alentours du village d’Ivujiviup, le plus au nord du territoire. Parce que ces lieux sont trop vastes, trop saturés de lumière pour pouvoir aisément en capter et en rendre en une seule prise de vue toutes les subtilités, Lefort crée des paysages recomposés. La difficulté de faire image renvoie aux difficultés d’habiter le territoire. Il lui a fallu retourner aux éléments un à un (rocher, montagne, eau, neige, glace) pour s’attacher à leurs nuances, tout en laissant transparaître la difficulté d’une telle transposition en images de ces paysages de silence et de lumière.

Chloé Beaulac a réalisé la série Ces lieux qui nous habitent dans le cadre d’une mission photographique portant sur les paysages de sa région natale des Laurentides. De longues déambulations sur le territoire lui ont permis de recueillir les marqueurs de sa propre histoire et des paysages distinctifs de sa région dans une série d’images polaroid. Il lui fallait d’abord redécouvrir les lieux, en retracer les morphologies particulières, mesurer leurs permanences et transformations, puis retrouver l’expression d’une mémoire enfouie, d’une expérience formatrice. Les images résultantes s’ancrent dans des paysages qui puisent autant au réel qu’à un univers onirique et réenchanté. On se retrouve dans un monde aux allures de conte mettant en scène les forces vives d’un inconscient fait de mystères, de menaces et parfois de grâce, dans des paysages à la beauté majestueuse et dans une atmosphère teintée d’une sourde inquiétude.

Avec Children of Kaos, David K. Ross nous transpose, lui, dans un environnement urbain tout particulier, celui des chantiers de construction laissés en plan durant le confinement imposé par la pandémie de COVID-19. La photographie de Ross en fait naître, en les cadrant dans son viseur, toute une série d’assemblages qui sont comme des sculptures et installations contemporaines surgies du fatras de matériaux, machines et débris laissés en désordre dans les chantiers. Ces « objets trouvés » sont des monuments à la créativité et à l’invention qui naissent du désordre. Les titres que Ross donne à ces assemblages les font fils et filles de mythologie, enfants du chaos primordial duquel proviennent toutes choses dans la mythologie grecque. Toute une multitude de dieux et déesses créent le monde et lui donnent son sens et ses valeurs, valeurs éthiques et civilisationnelles qui animent encore aujourd’hui notre culture contemporaine.

 

Suite de l’article et autres images dans le magazine : Ciel variable 116 – PAYSAGES MIROIRS