[Été 2021]
Par Jacques Leenhardt
« Le photographe n’invente rien, il imagine tout. »
– Brassaï
[Extrait]
Fort d’un « journal » rédigé par Franck Gérard au gré de ses pérégrinations et d’une avalanche de photographies, En l’état1 est un ouvrage difficile à classer. Ce mélange renverrait aux carnets que tiennent les voyageurs et que caractérise une hybridité stylistique. Mais En l’état ressemble aussi à un manifeste, comme si l’auteur voulait affirmer en écrivant et en photographiant qu’il ne se prend ni pour un écrivain ni pour un photographe. Deux précarités se conjuguent donc ici, que le photographe transforme en une affirmation artistique, singulière et anarchique. Franck Gérard est un obstiné, un dilettante sérieux qui ne se laisserait jamais aller à sortir de chez lui sans son appareil photo. Cette règle est la conséquence de l’idée qu’il se fait de son art, tout entier contenu dans la rencontre du photographe et de l’être-là du monde. Franck Gérard est un photographe d’extérieur : il se promène, muse au hasard des situations, l’œil aux aguets. C’est là son éthique et sa poétique. Il hume l’ambiance urbaine – qui est son véritable monde – à l’affût des traces que laissent dans la ville les existences humaines. On le sait, la photographie n’échappe jamais totalement au monde réel dont elle conserve la trace. Et pourtant, ce qu’elle montre n’est que l’écho décalé de cette réalité, le récit d’une ballade que l’on dirait onirique.
Dans les images de Franck Gérard, la réalité quotidienne s’impose et se fuit à la fois. C’est que son imagination, – appelons-la travail photographique – capte exactement cette différence du réel avec lui-même, son écart à soi-même, son étrangeté intrinsèque.
Dans sa critique du penchant surréaliste de la photographie – qui est à ses yeux son essence –, Susan Sontag écrivait des photographes américains qu’ils « sont souvent en vadrouille, submergés par un étonnement irrespectueux devant ce que leur pays a à leur offrir en fait de surprises surréelles. Moralistes et pillards sans scrupules, enfants et étrangers dans leur propre pays, ils prennent note de ce qui est en train de disparaître2.» Cette description coïncide assez bien avec certains aspects de la pratique de Franck Gérard. En revanche, il n’y a chez lui aucune nostalgie à l’égard de ce qui disparaît…
Suite de l’article et autres images dans le magazine : Ciel variable 117 – DÉCALÉ