[Été 2021]
Judith Bellavance, Le goût de la durée
par Mona Hakim
Occurrence, espace d’art et d’essai contemporains, Montréal
15.09.2020 — 7.11.2020
Sur les murs de la plus petite salle de la galerie Occurrence, des photographies d’une salle dépouillée et défraîchie intriguent. Capté par Judith Bellavance, ce sous-sol d’une église située dans un village gaspésien semble figé dans le temps. De la part de cette photographe connue pour ses mises en récit poétiques à partir de collectes d’objets et de traces corporelles, le choix de fixer l’objectif de son appareil dans un espace clos peut surprendre. Toutefois, à bien observer, Le goût de la durée offre un éclairage additionnel et conséquent au rôle que jouent la mémoire, la perte et l’affect dans le travail de la photographe.
Lors de son passage à Douglastown pour une première expérience de travail en thanatologie, Judith Bellavance fut happée par l’atmosphère singulière du vaste sous-sol d’église dans lequel elle œuvrait. Charmante localité de souche irlandaise, Douglastown est située au cœur d’une région aujourd’hui teintée par les habitudes et cultures diversifiées de nouveaux résidants. Une transformation qui contraste avec le conformisme qui émane de la salle paroissiale à vocation communautaire et multi-fonctionnelle du village.
En s’imprégnant de l’esprit du lieu, Bellavance a cherché à traduire les valeurs et coutumes de cette petite communauté, en reconstituant un récit personnel à même les marques d’usure du site et les objets emblématiques qui y figurent. Une communauté gardienne d’une tradition et d’un patrimoine précaires avec lesquels les membres conservent un profond attachement.
C’est d’abord par une expérience des lieux que ce récit prend forme. Depuis la cage d’escalier jusqu’à la sacristie, en passant par le comptoir de cuisine, le coin évier et la pièce repas, on entre dans l’espace de la galerie comme si on entrait littéralement dans la salle paroissiale, tant la transposition de cette dernière est méthodique. Étrange climat, où la surface érodée des murs, du plafond et même du plancher est criante et nettement mise en relief par la photographe. Dans cet endroit rudimentaire et désert, seuls les supports à manteaux, l’empilement de chaises droites et le linge à vaisselle déposé sur le bord de l’évier suggèrent qu’une activité humaine a eu ou aura lieu.
Pourtant, en circulant devant ces pièces énigmatiques et d’un autre temps, une étonnante sensation de quiétude nous enveloppe. Certes, l’effet sibyllin dans le jeu des ombres et lumières, le vert irlandais qui drape l’ensemble des images, les prises de vues frontales et les plans rapprochés de chacun des clichés contribuent, avec leurs inclinaisons picturales, à cette impression d’enveloppement. De même, pour l’omniprésente géométrie des formes – quasi moderniste – que soulignent avec insistance les lignes horizontales de l’évier, du comptoir et de l’étagère à trophées, faisant de la symétrie des plans d’ameublement une sorte d’espace contrôlé et rassurant.
Bellavance fait ainsi la démonstration d’une autre facette de ce décor décati, celle d’un lieu astiqué et ordonné, doté d’artéfacts scrupuleusement préservés, qui attestent d’une propension chez les usagers à « prendre soin », à sublimer les marques du temps. En cherchant à incarner ce désir de la durée derrière les signes d’effritement, la photographe s’est collée de près à son sujet d’investigation en prenant le parti d’une magnification. Un parti pris réussi, qui passe par un méticuleux travail formel basé sur un souci aiguisé du détail et de la construction narrative.
L’efficacité de la mise en espace des images en fournit la pleine mesure. Point fort de l’exposition, ce dispositif spatial donne véritablement sens et corps au propos de l’artiste. De grands formats photographiques tapissent les murs, ouvrant un dialogue entre objets usuels, objets de culte et les aires minimalistes du sous-sol d’église. S’entremêlent ainsi chandelier, cuillère, pots à crayons, cintre, trophées, fleurs séchées en forme de nature morte, ou encore maquette d’église, boîtier sacré, personnages d’une crèche soigneusement emballés et tabernacle revêtu d’un voile blanc finement brodé. Saisis isolément et en plans très rapprochés, ces objets captivent par leur forte charge d’affect et d’énigme. Ils sont surtout révélateurs d’un lieu à la fois de rituel, de recueillement, de loisir, de socialisation et de savoir-faire au sein d’une communauté déterminée à y entretenir un sentiment d’appartenance, voire un terreau identitaire.
Entre désuétude et plénitude, absence et présence, perte et persistance, Judith Bellavance joue habilement à l’équilibriste. En s’infiltrant dans la chair même des choses, elle laisse à découvert les marques de résistance qu’induisent ces traces de vies vécues. À l’heure où l’on s’interroge sur le sort de notre architecture patrimoniale et religieuse, Le goût de la durée suscite avec une grande sensibilité et poésie des réflexions sur notre rapport à l’histoire et à la mémoire, sur un héritage à fleur de peau.
Mona Hakim est historienne, critique d’art et commissaire. Ses recherches portent sur divers enjeux liés aux pratiques photographiques contemporaines et actuelles. Ses récents écrits ont paru dans les monographies Bertrand Carrière : Solstice (2020) et Isabelle Hayeur (2020). À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une vingtaine d’expositions.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]




