[Été 2021]
Le corps de l’artiste, une caméra et diverses interactions performatives
par Didier Morelli
« L’événement d’art corporel a besoin de la photographie pour confirmer qu’il a bien eu lieu ; la photographie a besoin de l’événement d’art corporel comme “point d’ancrage” ontologique de son indicialité ».
— Amelia Jones
Body Art: Performing the Subject (1998)
#SteveGiasson. Vous connaissez probablement Steve Giasson. Vous avez sans doute vu ses actions dans des publications ou quelque part en ligne. Avec un peu de chance, peut-être y avez-vous assisté en personne. Elles laissent souvent une impression durable, même dans leur simplicité : garder la pose durant un vernissage, raser le sol dans un studio aux murs blancs, embrasser les drapeaux de Daniel Buren ou être lourd au sommet d’un amas de neige. On trouve trace de ses performances sur les médias sociaux, sur le site personnel de Giasson et sur certains portails de centres d’artistes autogérés. Elles se dissimulent également dans les pages de revues d’art spécialisées et attirent parfois l’attention médiatique dans les journaux locaux. Elles sont brillamment mises en valeur sur les écrans d’ordinateur, les tablettes ou les téléphones intelligents. Si on s’arrête un moment pour examiner ce que dit Giasson avec son corps et le contexte qu’il a soigneusement choisi dans ces événements, nous voilà saisis d’un mélange de jubilation et de fascination.
En plus de produire des visuels remarquables, les performances de Giasson devant l’objectif sont autant de propositions riches et inspirantes. Pour chaque action, ainsi que pour son titre, il part d’un énoncé conceptuel de base qu’il enrichit ensuite de différents niveaux de références. L’œuvre se trouve ainsi enveloppée d’allusions variées, tout en attirant simultanément le public à même la réflexion profonde de l’artiste. À Berlin, on le voit être distraitement désespéré, replié sous la statue monumentale du Marx-Engels-Forum. Au lac Saint-Jean, le voici à surveiller rien, juché sur une chaise de surveillant de baignade. À Mexico, il joue à être de trop, revisitant Turista (1994), de Francis Alÿs, alors qu’à New York, à la Dia Art Foundation, il s’applique à s’étirer contre une œuvre d’art avec le concours d’un bloc de basalte de Joseph Beuys. Dans toutes ces interventions, Giasson est ludique, mais précis, intuitif, mais avisé, conscient de la dimension historique, mais tourné vers des horizons inconnus.
#perfinvisibles. Nouvelles Performances invisibles a été présenté par Le Lieu, Centre en art actuel à Québec. Pour Giasson, qui a inauguré une série de micro-interventions intitulée Performances invisibles en 2015 chez Dare-Dare à Montréal, il s’agit d’un processus dialogique continu qui réunit histoire, jeu de mots et mouvement. Chaque performance est jouée en public ou en privé et débute avec un énoncé conceptuel, dérivé d’une œuvre d’art, qu’il se suffise à lui-même ou qu’il évoque d’autres gestes énigmatiques minimalistes. Interprétée par Giasson et immortalisée par Daniel Roy et Martin Vinette, cette démarche exploratoire met en relation, les uns avec les autres, le corps de l’artiste, un appareil photo et différents actes performatifs. Partant du postulat qu’une « photographie de performance correspond à cette coupe opérée par le dispositif de la photographie dans l’action même de la performance », Giasson met à profit l’aura autodidacte, souvent imaginaire, de l’artiste, ses propres œuvres et le monde de l’art pour créer des tableaux vivants évocateurs et de denses univers indiciaires.
Pour Nouvelles Performances invisibles, Giasson a abordé la question de la fermeture des institutions culturelles au Québec pour cause de pandémie de COVID-19 en proposant près de 110 nouvelles actions performatives devant l’objectif à compter du 1er mai 2020. Cette exposition virtuelle continue, présentée tout au long d’une année sur les médias sociaux et sur un site Web qui lui y est consacré, s’achève le 30 avril 2021. La série inscrite dans le temps représente une année en confinement, traduisant événements sociopolitiques et culturels en moments figés, objets assemblés et autres compositions. Toutes les photographies ont un lien direct avec un ou plusieurs marqueurs culturels, transposant et réinterprétant des canons mythiques ou des figures plus obscures, et donnent aussi vie à la matière inorganique avec un certain animisme. En donnant accès à ces histoires insulaires, Giasson façonne un imaginaire d’une grande richesse visuelle, très fouillé, toujours incisif, parfois léger.
#appropriationnisme. Nouvelles Performances invisibles matérialise une hypothèse avancée par Anne Bénichou dans le numéro spécial « Performance » de Ciel Variable : « Il me semble pourtant que les images de performances peuvent tenir lieu de scripts ». Giasson redéploie la relation entre les aspects indiciels et codifiables sur l’art de la performance apparue dans les années 1960. Ses actions remédiatisent l’image tout en remettant en question les soutènements contextuels de l’art conceptuel, qui insistaient à l’origine sur l’idée de geste pur. L’appropriation appelle aux transformations de l’œuvre d’art originale en introduisant des histoires ultérieures, de nouvelles théories, ainsi que la faillibilité de la mémoire et de la technologie. La véracité des archives est continuellement contestée et l’intégrité de la photographie en tant que marqueur d’un instant unique dans le temps s’en trouve perturbée.
Performance invisible nº 217 (Être son propre modèle) résume la logique interne en boucle de la construction du monde de Giasson. Publiée sur le compte Instagram @nouvellesperfinvisibles le 9 février 2021, elle montre Giasson nu debout dans le coin d’une pièce aux murs blancs, tenant un portrait en noir et blanc de lui-même devant son visage. Pour sa diffusion sur les médias sociaux, un carré noir cache les parties génitales, ce qui n’est pas le cas sur le site Web de l’artiste, bien qu’un avertissement de « nudité » soit ajouté. Sous le titre principal, décliné en français, anglais et espagnol, Giasson propose trois sous-titres : « D’après Francesca Woodman. About Being My Model, Providence, Rhode Island. 1976. D’après Elina Brotherus. About Being My Model. 2017. D’après Steve Giasson. Performance invisible no 200 (Être encore ici). 29 novembre 2020. » Naviguant entre un autoportrait de Francesca Woodman, une réinterprétation d’Elina Brotherus et une variation de Performance invisible nº 200 (Être encore ici), antérieure, à laquelle est empruntée la photo du visage, la pièce entremêle les corpus artistiques pour créer de nouvelles constellations conceptuelles. Amplifiant et éclatant les archives, les soulevant de la page en deux dimensions pour leur donner leur volume et leur masse d’historicité, Performance invisible nº 217 oscille entre l’hier et l’aujourd’hui de la performance.
Performance invisible nº 165 (Faire l’artiste) revisite Artist (1971), de William Wegman. Publiée le 20 août 2020, elle montre Giasson assis à la base d’un mur blanc, les jambes étendues, tenant un large pinceau couvert de peinture noire. Une petite toile rectangulaire marquée de quelques coups de pinceau successifs est suspendue dans le coin supérieur droit de la photographie. Un pot de peinture ouvert est disposé à la droite de Giasson, qui semble abattu, le regard plongé vers le sol. Sa bouche barbouillée de peinture ponctue l’image, vide anatomique qui évoque à la fois un profond néant existentiel et un excès débordant. Dans la photographie en noir et blanc d’origine, Wegman saisit l’ambiance du début des années 1970 avec son titre minimaliste provocateur et les propriétés sculpturales d’un instant performatif figé. Giasson remédiatise et réactualise la référence par son rendu en couleur, faisant au passage le lien vers les débats contemporains avec les mots-clics #censure #autocensure.
#hommegay #hommeblanc #privilègeblanc. La politique contemporaine de l’image (plus précisément, la régulation du contenu par les plateformes de médias sociaux) est l’un des nombreux domaines pour lesquels Nouvelles Performances invisibles fait appel aux archives pour traiter des mœurs sociales et des codes standardisés. Dans Performance invisible nº 221 (Manquer de couleur), publiée le 19 février 2021, Giasson juxtapose Baie rituala [Le bain rituel] (1979), d’Ion Grigorescu, Anthropométrie sans titre (1960), d’Yves Klein, et Pierrot le fou (1965), de Jean-Luc Godard. Dans cette série de vingt-cinq images, Giasson couvre graduellement son corps nu de peinture Bleu Klein International avec ses doigts. En poussant ces événements dans la sphère queer, il déstabilise formellement et conceptuellement leurs origines et legs hétéronormatifs par un acte de désidentification. Malgré un carré noir cachant ses organes génitaux et malgré le privilège dont il bénéficie en tant qu’homme blanc cisgenre évoluant dans la sphère publique, sa Performance invisible nº 221 a été signalée comme sexuellement explicite sur Instagram et retirée. Contrairement à @yves_klein_artist et @yvesklein_archives, deux comptes populaires sur lesquels on peut voir librement les photographies non censurées des nus féminins d’Anthropométrie de Klein, le corps masculin gai contemporain de Giasson, avec toutes ses imperfections naturelles et son authenticité charnelle, a été jugé dérangeant et supprimé, demeurant ainsi invisible.
L’exploitation de sa propre image à des fins politiques et économiques affleure dans Performance invisible nº 186 (Savoir se vendre). Par cette parodie du gazouillis absurde d’Ivanka Trump où il tient une boîte de conserve GOYA de haricots devant un rideau blanc, Giasson emploie la reconstitution pour brouiller des images plus banales. Cet épisode d’art corporel que constitue le coup de pub ridicule d’Ivanka, qui trouve écho dans divers autres moments de la présidence Trump, « a besoin de la photographie pour confirmer qu’il a bien eu lieu », pour citer Amelia Jones. La réponse de Giasson est aussi une admission que la photographie « a besoin de l’événement d’art corporel comme “point d’ancrage” ontologique de son indicialité », dans ce cas, la dépendance des enfants Trump à leur image comme vecteur d’authenticité, de pouvoir et de richesse. Détachant la photographie de son contexte, de ses signes et ses symboles, Giasson relie l’obsession actuelle pour l’image aux récits de l’art conceptuel. Pris en flagrant délit de construction du soi et de l’auditoire, il s’amuse dans le sillage de performances immortalisées par l’objectif. Traduit par Frédéric Dupuy
1 Chantal Pontbriand, Point & Shoot : performance et photographie, sous la direction de France Choinière et Michèle Thériault, Montréal, Dazibao, 2005, page 27. Chantal Pontbriand expose comment la photographie enregistre la performance dans un format qui lui donne une nouvelle fixité. Performances invisibles remet en question le caractère vivant de l’art de la performance et l’immobilité apparente de son rendu en déformant et prolongeant l’événement au-delà de sa captation. Les performances existent dans un écosystème d’images qui circulent dans les médias sociaux, en ligne et dans les publications imprimées, lesquels, pris dans leur ensemble, peuvent donner une impression d’intemporalité et d’aspatialité.
2 Anne Bénichou, « Images de performance, performances des images », Ciel variable, no 86 (automne 2010), p. 52.
Les recherches de Didier Morelli portent sur la relation entre l’environnement bâti et la dimension kinesthésique des corps en performance. Auteur, critique culturel et artiste en arts visuels installé à Montréal, il a récemment publié ses travaux dans l’Art Journal, la Canadian Theatre Review, Esse et TDR: The Drama Review. Il termine actuellement un doctorat en Études de la performance à la Northwestern University à Chicago, en Illinois.
Artiste conceptuel et poète, Steve Giasson mise sur les idées et le langage, bien avant les images et les formes. Le résultat final varie selon le propos et le contexte de création, donnant lieu à des œuvres photographiques et vidéo, d’écriture et de performance, ainsi qu’à des micro-interventions sculpturales. Il privilégie les matériaux fragiles et éphémères et adopte la posture d’artiste engagé et pince-sans-rire. Inscrit au doctorat en Études pratiques des arts à l’UQAM, Steve Giasson est représenté par la Edmund Felson Gallery, de Berlin. www.stevegiasson.com – www.performancesinvisibles.com
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]









