Banff – Nathalie Parent

[Été 1990]


par Nathalie Parent

C’est par une journée comme aujourd’hui qu’elle est partie, par un temps gris avant que j’aie pu lui dire que je l’aimais.

Elle a enfilé ses bottes de cowboy qui traînaient à côté des deux flûtes à champagne. Elle a rabattu son jean sur le suède sable, puis elle s’est levée en agrippant son fourre-tout.

Elle y a mis ses cigarettes, a vérifié si son porte-monnaie et son passeport y étaient, puis elle a fait une dernière fois le tour des pièces de l’appartement. Elle a regardé longuement à travers chaque fenêtre comme pour bien marquer sa mémoire de ces images de béton, de ruelles, de saleté, de déchets et surtout de pauvreté.

Le grand 6 1/2 était désert. Les déménageurs avaient tout emporté quelques jours avant. Adossée à l’arche du salon double, elle s’est laissée glisser pour s’asseoir par terre, les genoux repliés contre elle. Elle a vu la pente du plancher, les fissures dans le plâtre et la poussière qui roulait en boule. Elle a eu un instant l’envie de s’enfoncer dans le sol pour disparaître. Un instant d’effroi. C’est dans ce salon double qu’était son atelier, ses tableaux s’y étaient empilés depuis trois ans, c’était son record d’endurance. Elle devait bouger à tout prix. Aller rejoindre ses pinceaux.

D’un coup de talon, elle a fait rouler la bouteille vide de Veuve Clicquot. Elle a mis son sac en bandoulière et elle est sortie. Les rafales de vent la faisaient s’agripper à son sac. Elle tanguait comme un petit bateau sur une mer agitée.

Elle avait voulu qu’on fête son départ. Elle avait voulu qu’on trinque à sa nouvelle aventure, à Banff. J’avais joué le jeu pour lui faire plaisir et aussi par faiblesse, parce qu’il était plus facile de me taire. Je l’avais laissée s’agiter, exaltée qu’elle était de partir, et j’avais essayé de sauver ce qui restait de moi-même. Elle me filait encore entre les doigts, et cette fois, je savais que c’était pour de bon. Elle me regardait avec ses yeux immenses et je devenais toute petite.

Jusqu’au dernier jour, j’ai espéré qu’elle me prendrait avec elle, mais ça, ça n’arrive qu’au cinéma. J’ai eu l’idée de partir moi aussi, mais de l’autre côté, vers l’Europe, pour que la distance entre nous deux soit plus grande. Mais il m’a semblé que partir me rapprocherait d’elle, parce que les extrémités se rejoignent, parce que c’était une fuite, ou quelque chose comme ça, j’imagine.

Je l’avais écoutée me parler de son « Club Med » pour artistes, de tous ces gens sympathiques avec qui elle allait travailler, de la vie tranquille dans les montagnes. Moi, tout ce que je voulais, c’était lui sauter dessus. L’embrasser à pleine bouche pour l’avaler, pour qu’elle soit à moi. Je voulais l’enchaîner dans mes bras, la serrer pour l’empêcher de partir, pour la garder. L’arracher à sa vie pour l’attacher à la mienne.

Je suis restée assise à regarder les dessins fous des bulles de champagne qui remontaient à la surface. Elle m’a fait promettre de venir la voir là-bas. J’ai promis en sachant que ne n’y mettrais jamais les pieds, de peur de vouloir y rester. Je savais que là-bas, elle allait peindre comme jamais elle ne l’avait fait auparavant, à cause de la lumière. Je savais que là elle serait heureuse, parce qu’elle l’était partout sauf là où elle était née. De savoir qu’elle pouvait être bien loin de moi me faisait juste plus mal et creusait le vide dans mon ventre. Il y avait une lourdeur qui grandissait en moi, une rage sourde, un besoin de hurler contre ces trajectoires qui ne peuvent que se croiser.

Je n’eus plus de nouvelles d’elle.

Le But suprême du voyageur est d’ignorer où il va
. ⎯ Hou K’Leou Tseu