[Été 1990]
par Jeannie Mippigaq
Je suis Jeannie, Jeannie Mippigaq. Je suis née en 1885. J’ai vécu longtemps. J’ai vu des gens mourir et souffrir de la faim, mais moi je suis encore en vie pour raconter leur histoire.
J’ai souvenir de temps difficiles passés aux côtés de mon mari, mais je garde toujours en mémoire son sens de l’humour. Un jour, nous avions quitté Tursujuq en 1 pour aller passer le printemps à Kilualuk, au nord de Tasiujaq. Après avoir installé notre camp, mon mari décida d’aller récupérer le bâti du qajaq qu’il avait laissé l’année précédente plus loin sur le lac. Comme il n’y avait personne qui puisse l’accompagner, je suis allée avec lui, chargée de mon bébé. Nous avons campé une nuit sur la rive du lac et poursuivi notre voyage à l’aube, avant même que le soleil se lève. Davidee était décidé à ramener son qajaq, même sans peau.
Le vent se leva et bientôt les cordes du qamotik se mirent à vibrer. Les chiens n’entendaient plus les ordres criés par mon mari, mais continuaient à tirer de toutes leurs forces, contre le vent. Après avoir atteint le 2 nous avons dû combattre le vent afin de le fixer sur le qamotik. Le traîneau ne restait pas au sol. Une fois le qajaq attaché, j’ai couru devant les chiens pour les faire avancer. Il s’en fallut de peu que le vent ne m’emporte, et je me jetai sur la glace. Cette rafale dura plusieurs minutes. Quand je réussis à tourner la tête pour regarder mon mari sur le qamotik, le traîneau avait disparu et mon mari gisait sur la glace. J’arrivai péniblement jusqu’à lui.
Le traîneau tournoyait dans le vent.
« Tu te pensais bien lourde ? » me dit-il.
J’étais trop effrayée pour répondre. Le qamotik et le qajaq roulaient ensemble dans le vent et il nous fallut un certain temps pour les rattraper. J’étais encore sous le choc quand nous avons réussi à nous asseoir sur le traîneau. Nous n’osions plus en descendre. Assis à l’arrière, nous nous agrippions des pieds et des mains. Les chiens rampaient et tiraient de toutes leurs forces. Us étaient de plus en plus déterminés à atteindre le camp, car la nuit était proche et nous avancions rapidement maintenant. Un point sombre apparut au loin et les chiens s’y dirigèrent. Il s’agissait d’un rocher où nous pûmes nous blottir afin de reprendre notre souffle.
Mon mari déclara : « Je pense qu’il y a trop de vent pour allumer un feu. » Comment pouvait-il penser à faire un feu avec un vent pareil ? Cela me fit rire. Le voyage continua plus facilement, le qamotik filait vite car les chiens avaient hâte d’arriver.
Nous étions maintenant sur une glace si mince qu’elle était presque noire, mais je n’avais même pas peur qu’elle cède. Mon mari se retourna pour me dire que la glace lui semblait trop dangereuse pour qu’il puisse descendre et vérifier les bottes des chiens. J’ai ri de nouveau car il aurait été impossible de descendre sur une surface aussi fragile. Lui aussi a ri.
Les chiens couraient encore quand ils arrivèrent à la terre ferme, car ils avaient aperçu les chiens de nos voisins. Ma mère sortit de sa tente et les appela. Ils nous menèrent facilement jusqu’à la sécurité de notre camp.
‘avais craint que ce vent violent n’emporte tout, ma famille, nos enfants et le reste du camp. Mais une fois arrivés, le vent était tombé. J’en aurais pleuré de soulagement. J’étais à la fois étonnée et heureuse de voir les tentes intactes.
Cette partie du lac est balayée par des vents destructeurs. Je me souviens que cela se passait au printemps et que de toute la journée nous n’avions rien bu. Mon bébé entendait le vent et ne sortait pas la tête de mon 3. Je pense qu’il n’a même pas mouillé sa couche de toute la journée !
Seigneur, quel vent !
Traduction française de Sylvie Côté Chew.
2 Gajaq : kayak
3 Amautik : manteau de femme avec grand capuchon pour porter les bébés.