Affinités électives

[Été 2023]

Par Jacques Doyon

Théâtres de l’intime, la grande exposition que le Musée national des beaux-arts du Québec a consacrée au travail d’Evergon, permet de mesurer l’ampleur d’une démarche qui célèbre le corps gai et le désir homosexuel. L’œuvre déploie dans son ensemble un théâtre de relations, de désirs et de pulsions intimes aux échos très personnels, qui ont valeur pour toute une communauté. Une expérimentation constante du médium photographique, le jeu sur la persona et une relecture des canons de l’histoire de l’art se conjuguent dans une esthétique qui s’offre comme la représentation d’un vécu et d’un regard autres. Grands tableaux allégoriques, autoportraits, paysages, collages de fragments et d’images, assemblages sculpturaux, ainsi qu’une forte présence de la mère de l’artiste, recomposent un univers fantasmagorique valorisant et explorant les nuances et les richesses de la culture homosexuelle.

Raymonde April a toujours photographié ses proches dans le cadre de ses activités quotidiennes et a toujours produit beaucoup d’images. L’exposition Traversée, présentée au 1700 La Poste, est l’occasion d’un retour sur les tout débuts d’un parcours, au moment où se sont mises en place les prémisses d’un engagement esthétique qui s’affirmera tout au long de sa vie. C’est l’occasion d’une plongée dans une multitude d’images jamais exposées qui narrent les premières recherches esthétiques, les amitiés nouvelles, les engagements initiaux fondés sur des affinités profondes, les positionnements qui deviendront décisifs. L’atelier, les lieux domestiques et le paysage servent de fonds de scène à une traversée esthétique et relationnelle qui porte l’artiste de Rivière-du-Loup jusqu’à Mumbai, en passant par Québec, Montréal et beaucoup d’autres lieux.

Dans deux œuvres aux antipodes, The Animal Seems to Be Moving et Quantum Choir, Michèle Pearson Clarke met en scène un même état de vulnérabilité devant la difficulté d’assumer une masculinité qui veut émerger et s’affirmer au grand jour. La série de grands autoportraits joue de cette identité sur un mode affirmatif et ludique tout à la fois. Les signes de féminité et de masculinité s’y juxtaposent, témoignant de l’ambiguïté et du trouble intime qu’il faut affronter en soi-même. Ailleurs, les pulsions profondes de l’animalité sont déconstruites de façon « mordante ». Par opposition, l’union chorale permet de trouver un écho à sa propre réalité, d’amadouer sa vulnérabilité et de développer une force pour faire entendre sa voix.

L’intime, c’est d’abord le lieu de la définition de soi, un enjeu existentiel qui s’opère de soi à soi. C’est là où s’explorent et se définissent le mode de sa relation au monde et les valeurs qui en constitueront les assises. Une telle découverte et un tel ancrage identitaire ne peuvent cependant advenir qu’en connexion avec certains, mais aussi en opposition à d’autres. La construction identitaire repose sur la rencontre, sur la base d’affinités électives, avec des êtres qui viendront renforcer ses convictions intimes. Son corollaire est la différence : ce que l’on n’est pas, la norme que l’on refuse, l’altérité que l’on revendique, la distance que l’on prend vis-à-vis de certaines formes d’existence. L’autre existe de plein droit, mais il ne soulève aucune résonance dans notre univers intime. C’est tout cela qui se joue dans ces esthétiques de l’intime : le pouvoir de définir une voix, une présence, et de l’affirmer.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 123 – LE POUVOIR DE L’INTIME ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Le pouvoir de l’intime ]