Andrea Kunard, La photographie au Musée des beaux-arts du Canada — Hélène Samson

[Été 2024]

par Hélène Samson

[EXTRAIT]

La collection de photographies actuelle du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) s’est bâtie
à partir de sources variées. La collection internationale d’origine a été créée par le conservateur James Borcoman en 1967. Après la fermeture du Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) en 2009, le MBAC a intégré les
possessions de celui-ci, notamment les archives du Service de la photographie de l’Office national du film du Canada. Andrea Kunard, à qui l’on doit des expositions du MBAC comme Fred Herzog (2011), Michel Campeau. Icônes de l’obsolescence (2013), La photographie au Canada, 1960–2000 (2017), Moyra Davey. Les fervents (2020) et, tout récemment, Kan Azuma. Une question de lieu (2024), dirige maintenant la vaste collection du Musée ; en 2021, elle a été nommée conservatrice principale des photographies. Elle nous entretient de ses principaux défis et objectifs.

hélène samson : Vous travaillez au département de photographie du Musée des beaux-arts du Canada depuis 2009, et en avez été nommée conservatrice principale en 2021, succédant à Ann Thomas. Ma première question est d’ordre général : comment voyez-vous votre mandat au sein de l’institution ?

andrea kunard : L’institution possède son propre mandat et évolue sous l’effet des changements
internes et externes. Dans ce contexte, je me vois dans un rôle de responsabilité à la fois des personnes et de la collection. Il y a diverses histoires de la photographie au sein du Musée. Elles sont toutes très intéressantes, et doivent être préservées. J’ai commencé en tant que conservatrice adjointe au MCPC. Cette importante collection prenait ses racines dans le Service de la photographie (SP) de l’Office national du film du Canada, qui avait sa propre histoire. La cheffe de production du SP, Lorraine Monk, n’a ménagé aucun effort pour créer une collection de photographie canadienne à une époque où cela n’intéressait réellement personne d’autre. Cette œuvre a été poursuivie par Martha Langford, Martha Hanna et Pierre Dessureault au MCPC après sa fondation en 1992. Au Musée des beaux-arts, Jim Borcoman s’est beaucoup investi dans la constitution d’une collection de photographie internationale, tout comme Ann Thomas par la suite, assistée de Lori Pauli. Donc, nombreux sont les gens à avoir contribué à l’élaboration de ces collections, et je me sens incroyablement fière d’avoir l’occasion de perpétuer et défendre ce travail.

Il est important de comprendre que la photographie n’est pas monolithique,  elle est multiple. Dans mes propres recherches, je pars toujours du principe qu’il s’agit d’une matière vivante. C’est une discipline qui interpelle au quotidien – pensez aux médias
sociaux, par exemple. Individuellement, les gens possèdent des photos, les échangent, en parlent. Quand ils viennent au Musée des beaux-arts et voient des images encadrées au mur, ils aiment y associer leur propre point de vue, leur propre vécu du monde qui les entoure.

Je crois aussi qu’il est tout à fait essentiel de présenter en permanence dans une même institution différentes conceptions de la photographie : de différentes cultures, différents pays, différentes compréhensions. L’exposition actuelle, Kan Azuma. Une question de lieu, revisite la collection pour montrer un style de photographie japonaise qui s’est construit à partir de la culture et de l’histoire de ce pays. Azuma a
ensuite employé cette esthétique pour interpréter ses propres expériences au Canada dans les années 1970. Je veux développer ce genre de diversité. Je m’intéresse à la photographie asiatique, tout comme à l’africaine. Mon idée est que les récits des uns et des autres soient racontés par leurs protagonistes à travers cette discipline.

hs : Qu’est-il advenu de la collection David Thomson, acquise en 2015, et de l’Institut canadien de la photographie (ICP) ?

ak : La collection Thomson, qui comprend essentiellement des photographies et équipements américains anciens, comme un vaste ensemble de daguerréotypes, fait partie de la collection principale. L’ICP n’existe plus. Tellement de choses ont changé dans l’institution. Des gens sont partis.

hs : Comment décririez-vous le processus d’acquisition pour la collection de photographies ?

ak : J’ai la responsabilité de la pérennité de ces collections. Je procède à des acquisitions par donations et achats. Je travaille avec des marchands d’art reconnus. Le comité des acquisitions se réunit six fois par année. J’achète ce qui est le plus pertinent pour le Musée des beaux-arts.

hs : Quel est le principe directeur de la politique
d’acquisition en matière de photographie ? Que
recherchez‑vous ?

ak : Récemment, j’ai acheté une œuvre de Diane Arbus, trois de Nan Goldin et trois de Peter Hujar. Fait assez étrange, Goldin et Hujar étaient absents de la collection. Bien sûr, il y a de nombreux manques dans la collection – par exemple, le pictorialisme canadien. Ce mouvement esthétique était particulièrement
dominant à l’orée du 20e siècle, quand la composition des photographies répondait aux canons des sujets et principes picturaux ; la représentation des artistes canadiens et canadiennes dans la collection est insuffisante. Dans une des expositions récentes, j’ai intégré quelques photographes pictorialistes : William Gordon Shields, Minna Keene et Sidney Carter. J’aimerais en avoir plus.

hs : Progressez-vous autant dans la sphère canadienne que pour l’international ?

ak : Je me sens une profonde responsabilité envers les photographes d’ici. C’est une question difficile, parce que nombre d’entre elles et eux prennent de l’âge et veulent faire don de leurs archives, mais nous manquons d’espace. C’est très compliqué.

Je suis sensible au fait qu’il existe des histoires de nature différente selon les diverses régions du pays. Le Québec a la sienne. Des choses très intéressantes se passent dans le Nord, au Nunavut. Il y a beaucoup à faire. Je m’efforce de ménager un équilibre – c’est important pour une institution nationale. En ce moment, je suis très impliquée dans des recherches sur ce qui s’est produit au Québec dans les années 1950. C’était une réalité plutôt inhabituelle. Des artistes comme Guy Borremans et Jauran exploraient l’abstraction visuelle tout en expérimentant avec le matériel photographique. Ils étaient influencés par des
figures de l’avant-garde, Moholy-Nagy notamment, à travers Gordon Webber et le New Bauhaus de Chicago.

hs : Comment faites-vous la promotion des photographes canadiens à l’étranger ?

ak : Hé bien, j’écris beaucoup, mais rien n’est encore planifié en termes d’expositions itinérantes ou quoi que ce soit du genre.

hs : Vous avez à votre actif tant d’expositions remarquables – pour n’en mentionner qu’une, je pense à La photographie au Canada, 1960-2000, et son magnifique catalogue. Qui planifie les expositions de photographies ?

ak : Moi. Uniquement moi. Mais il y a un comité de programmation auquel je soumets mes idées.

hs : Combien de personnes travaillent avec vous au département de photographie ?

ak : Une seule, pour l’instant ! Ma conservatrice adjointe, Euijung McGillis. Mais je travaille avec des collègues d’autres départements, et en particulier avec Jasmine Inglis, une autre conservatrice adjointe liée aux deux secteurs photographie et art contemporain.

Je collabore avec Bibliothèque et Archives Canada sur un programme appelé Focus. Cette institution possède une impressionnante collection de photographies canadiennes historiques, qui complète la nôtre. Pour la série Focus, je sélectionne un petit groupe de photographies, épreuves et autres objets pour les installer dans les salles d’art autochtone et canadien, où l’on peut voir près de huit cents tableaux, sculptures, estampes, photographies, pièces d’argenterie et objets d’art décoratif de partout au Canada, allant d’il y a cinq mille ans à 1967. Chaque série aborde un thème lié à des œuvres d’art exposées dans les salles. Par exemple, l’une d’entre elles est consacrée aux chiens de traîneau dans les cultures canadienne et inuite, une autre aux tatouages féminins inuit, une troisième à la problématique du travail au cours de la Grande Crise, entre autres. J’aime aussi combiner photographies historiques et contemporaines à d’autres formes artistiques.

hs : Est-ce qu’une exposition vous reste en mémoire plus que les autres ?

ak : (Silence) Moyra Davey ! C’était à l’Université Concordia [Galerie d’art Leonard & Bina Ellen] pendant la COVID. Elle a aussi été présentée au Musée des beaux-arts pendant quelques semaines, avant que tout ne ferme. Peu de gens l’ont vue à Ottawa. C’est triste. Moyra a une perspective vraiment intéressante de l’utilisation de la photographie comme pierre
angulaire de la mémoire et du langage. Dans son œuvre, elle convoque littérature, histoires et politiques, établissant une sorte de constellation autour de ses projets. J’aime son idée que les images, objets et langages – et elle-même en tant qu’artiste – sont toujours en évolution, comme les spectateurs qui contemplent ses créations.

hs : Comment préservez-vous les photographies dans les collections, considérant la prolifération de médias numériques ?

ak : Nous achetons toujours des œuvres physiques. Je commence à acheter du numérique. Ça aide pour l’entreposage, mais d’autres problèmes surviennent également. Nous avons un département de restauration, avec des spécialistes des photographies.

Je m’intéresse beaucoup au changement de couleur – aux photographies anciennes dont les couleurs ont commencé à se modifier. C’est un problème quand vous voulez exposer ces œuvres, surtout si l’artiste est toujours parmi nous. Il faut traiter cette question comme caractéristique du processus à long terme.

hs : Comment voyez-vous l’avenir de la photographie ? Après le passage de l’analogique au numérique, qu’attendez-vous de l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) ?

ak : Je trouve l’IA très intéressante. C’est quelque chose sur lequel je veux me pencher de plus près. Je suis curieuse de savoir quelle sera la nature de nos interactions avec cette technologie. La photographie étant une technologie, elle a participé du système de pensée qui nous a menés à l’IA. Je n’ai pas d’opinion arrêtée sur le sujet. Je surveille néanmoins les distorsions : en quoi les algorithmes ne sont pas neutres, mais pleins de préjugés ; également, comment différents groupes de personnes se servent de l’IA. Comme ils se sont de tout temps servis des photographies.

Traduit par Frédéric Dupuy

Hélène Samson (doctorat de l’Université de Montréal, 2006), retraitée en 2022 du Musée McCord Stewart, où elle était conservatrice à la photographie depuis 2006. Elle était responsable du développement et de la diffusion de la collection Photographie. Elle a organisé de nombreuses expositions photographiques, notamment Notman, photographe visionnaire (2017), Alexander Henderson – Art et Nature (2022), ainsi que plusieurs autres sur des photographes québécois contemporains. Elle a publié des ouvrages sur Notman et Henderson et de multiples articles dans des revues nationales et internationales. Durant son mandat, la culture photographique a pris une importance de premier plan au sein de l’institution. Elle travaille actuellement comme commissaire indépendante et chercheuse associée au Musée McCord Stewart.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Andrea Kunard, La photographie au Musée des beaux-arts du Canada — Hélène Samson]