Dévier

[Été 2024]

Éditorial
Par Jérôme Delgado

La trajectoire implique un déplacement et, implicitement, une évolution, voire un avancement (lire un progrès). Elle est le contraire d’un point, qui illustre l’immobilisme, l’arrêt, le statu quo. Si on se déplace d’un point A à un point B, c’est qu’on change de position, de contexte, de point de vue. La ou les trajectoires que suivent les trois artistes de notre numéro thématique les montrent dans un état de vigilance, à l’affût de ce quelque chose qui ouvre de nouvelles perspectives, qui nous ouvre les esprits.

Dans les images en mouvement ou fixes d’Alÿs, de Beaulieu et de Wonnacott, l’idée de déplacement est évidente. Or, la ou les trajectoires qu’ils filment, photographient et vont jusqu’à expérimenter dans une certaine mesure, ne sont pas nécessairement linéaires. Obliques ou circulaires, elles s’inscrivent en faux contre l’idée de progrès que la société impose. En lieu et place de l’avancement idéalisé ailleurs, c’est le jeu, l’absurdité et l’errance qui tracent la voie.

Dans sa série de vidéos Children’s Games, Francis Alÿs dirige notre attention sur deux aspects universels : l’enfance et le plaisir à se consacrer à des activités non lucratives. Le garçon qui botte une bouteille en plastique sur une rue en pente, tel que le montre la vidéo à l’origine du projet, n’est que la version ludique et contemporaine de Sisyphe. Depuis cet exemple, l’artiste a parcouru la planète et la parcourt encore à la recherche de ces moments d’évasion que les enfants savent si bien occuper, avec inventivité, sans peur, parfois au risque de leur intégrité physique.

La quête de Patrick Beaulieu exhale l’absurde ; elle consiste à trouver l’introuvable – « le chemin de l’oubli », dans son langage à lui. À bord d’un véhicule baptisé El Perdido (le perdu), l’artiste a visité l’Oklahoma, le Texas et une partie du Mexique, guidé par son flair et par les vagues indications qu’il recueillait. Ses images montrent des paysages oubliés, voire désolants, traces d’une civilisation qui, dans son incessante marche vers l’avant, laisse derrière elle un monde en déroute. Un monde qui appelle à être soigné, si c’est le message à retenir du passage « Ne m’oublie pas » sur lequel Beaulieu a fini par tomber.

À pied, appareil à la main, Justin Wonnacott incarne bien ce personnage historique qu’est le photographe de rue. Les images de foules sur les trottoirs qu’il accumule depuis des décennies et dont certaines ont été rassemblées sous le titre Figureground révèlent sa soif de connaissance de l’être humain et de ses comportements. Ses tours de ville sont universels, rassembleurs : de Berlin à Tokyo, en passant par les centres urbains canadiens, surgissent les mêmes expressions, les mêmes tenues, les mêmes compulsions. Errer parmi elles comme l’a fait Wonnacott nous mène à constater que ce portrait de société nous concerne, chacun et chacune.

Les trois corpus évoquent le destin du monde. Peut-on changer la fatale trajectoire qu’on nous annonce ?

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
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