[Été 2024]
par Sophie Guignard
[EXTRAIT]
In Our Hands. Native Photography, 1890 to Now est le catalogue d’une exposition d’envergure du Minneapolis Institute of Art qui a mis à l’honneur des photographes autochtones ayant œuvré entre la fin du 19e siècle et le 21e. La photojournaliste et commissaire invitée Jaida Grey Eagle (Oglala Lakota), la conservatrice associée de l’art autochtone Jill Ahlberg Yohe et la titulaire de la chaire en art contemporain international du musée Casey Riley ont travaillé de concert avec un comité de quatorze personnes – artistes, chercheurs et conservateurs majoritairement autochtones – pour mettre sur pied ce panorama historique de la pratique photographique des Premiers Peuples, du Rio Grande jusqu’au cercle Arctique.
Si le projet se démarque par son ampleur, l’initiative n’est pas la première de ce type. L’histoire des expositions collectives présentant des photographes des Premiers Peuples remonte au début des années 1980. Toutefois, le catalogue publié à l’occasion d’In Our Hands constitue un apport majeur. Du fait de sa taille, de son envergure historique ainsi que du nombre et de la qualité des images reproduites, l’ouvrage est l’un des plus conséquents et approfondis édités à ce jour sur la question.
L’ambition du projet est affirmée dès l’introduction, signée par les trois commissaires : fournir une contribution significative aux études sur l’histoire de la photographie autochtone et mettre en lumière, dans un musée d’art, le travail des photographes des Premiers Peuples, un héritage que de telles institutions commencent seulement à reconnaître, alors que la photographie est présente dans les communautés depuis de nombreuses décennies. Dès les années 1980, l’histoire de la photographie par des Autochtones s’est en grande partie développée hors des circuits dominants de l’art et a été majoritairement écrite par ses principales voix, c’est-à-dire les photographes, artistes, commissaires et auteurs de ces Nations. À cet égard, chacun des quatorze membres du comité commissarial, présentés en début d’ouvrage, s’est démarqué, soit par la pratique, soit par des écrits, pour une implication de longue date dans l’avancement et la mise en valeur de la photographie autochtone.
La mise en place d’un tel comité reflète la propension, de plus en plus répandue, des institutions d’art non seulement à s’engager dans des dé marches collaboratives, mais surtout à ancrer de tels projets dans des méthodologies respectueuses des modes de connaissances autochtones. Dans leur introduction, les autrices revendiquent ainsi l’importance d’inclure dans la discussion les acteurs de cette histoire qui constitue « un écosystème parallèle de connaissances photographiques, d’assistance mutuelle, de collaboration et de formation, et d’archivage historique que notre propre formation avait largement négligé ».
Au-delà de l’implication du comité commissarial dans le choix des images et des photographes exposés, les textes eux-mêmes reflètent cette collaboration. Sur les treize qui composent le catalogue, onze sont signés par des membres du comité, les deux autres étant pris en charge par les commissaires. L’expertise de spécialistes renommées de la photographie autochtone comme Veronica Passalacqua, actuelle directrice du C.N. Gorman Museum, ou de chercheuses et historiennes comme Emily Voelker, Laura Wexler ou Amy Lonetree côtoie les réflexions plus personnelles de Cara Romero (Chemehuevi), Shelley Niro (Mohawk de la baie de Quinte), Rosalie Favell (Métis) ou encore Will Wilson (Diné), des artistesphotographes autochtones parmi les plus reconnus de leur génération. Deux textes sur le legs des photographes historiques Benjamin Haldane (Tsimshian) et Horace Poolaw (Kiowa), signés respectivement par Mique’l Icesis Dangeli et Tom Jones, ainsi qu’une entrevue avec la conservatrice Rhéanne Chartrand sur l’histoire de la Native Indian/Inuit Photographers Association (NIIPA) complètent ce survol en donnant de la profondeur au propos. L’ensemble offre ainsi un aperçu de l’importance de la photographie dans les cultures et les pratiques artistiques autochtones depuis le 19e siècle, tout en faisant ressortir la pluralité des usages du médium, tant historiques que contemporains. On regrette cependant l’absence d’un texte plus englobant, qui tisserait le fil narratif permettant de relier ce panorama, l’étendue de ses ramifications et la diversité qui s’en dégage.
La force du catalogue réside certainement dans la qualité des reproductions et la place qui leur est accordée. Soixante-seize photographes et artistes qui recourent au médium sont représentés à travers plus de cent trente œuvres, ce qui en fait l’ouvrage le plus exhaustif publié jusqu’à présent sur la pratique photographique chez les Autochtones. Au fil des pages, on découvre l’étendue de leur production : des portraits de studio classique de Benjamin Haldane au début du 20e siècle à ceux de l’Indigenous Photographic Exchange Project de Will Wilson qui revisitent la technique du ferrotype, en passant par les images documentaires de James Brady (Métis), Peter Pitseolak (Inuk) et Lee Marmon (Laguna Pueblo), ou encore les mises en scène élaborées de Dana Claxton (Húŋkpaphˇa Lakota) et Meryl McMaster (Nêhiyaw). Sans oublier les « tissages photographiques » de Sarah Sense (Chitimacha/ Choctaw) et les paniers de Shan Goshorn (Cherokee), tressés à partir de photographies. L’importance du médium comme matériau et comme discours se fait également sentir à travers l’inclusion d’œuvres emblématiques d’artistes contemporains comme James Luna (Puyukitchum/Ipai/Mexicain- américain), dont des images de sa célèbre performance Take a Picture With a Real Indian (1991). Ce large éventail des usages et pratiques reflète la richesse du médium autant en termes d’information que de création.
On se demande toutefois ce qui a motivé la répartition des photographies dans les trois parties qui structurent le catalogue et qui reprennent les grandes thématiques de l’exposition : Always Present, Always Leaders et A World of Relations. Aucune explication n’est proposée quant au choix de ces thèmes pour circonscrire la diversité des perspectives photographiques et, malgré l’éloquence de leur titre, on aurait aimé comprendre ce qui a motivé la distribution des images dans une catégorie plutôt que dans une autre.
Quoi qu’il en soit, In Our Hands est un ouvrage important et longuement attendu. Il comble un manque dans la littérature sur l’histoire de la photographie autochtone par les Autochtones et possède toutes les qualités pour devenir une référence sur le sujet.
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Sophie Guignard est doctorante en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et spécialisée en études photographiques. Ses recherches portent sur l’autoreprésentation autochtone par la photographie dans les catalogues d’expositions collectives de photographes autochtones en Amérique du Nord (1980–2010). Elle est titulaire d’une maîtrise en politiques culturelles et d’une maîtrise en sciences politiques de l’Université Paris-Cité.
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[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Jill Ahlberg Yohe, Jaida Grey Eagle et Casey Riley, In Our Hands – Native Photography, 1890 to Now — Sophie Guignard]