Manon de Pauw, Lueurs oniriques – Maxence Croteau

[Été 2024]

par Maxence Croteau

[EXTRAIT]

Dans un contexte assez paroxystique où la destruction d’origine anthropique a l’ampleur d’une hécatombe, l’interface numérique s’impose carrément dans nos vies. Certains y voient une forme mutilée et mutilante où, inter-isolés dans une connectivité totalisante, nous sommes réduits au rôle de spectateurs impuissants qu’un débit continuel d’informations abrutit. Sorte désincarnée d’orgiaques à distance dont les comportements éthérés n’ont pour seule propriété que la violence de l’insignifiance, nous serions des spectres en réseau s’abstrayant dans l’instant insensible des écrans. Nous serions virtuoses du pouce au fin doigté flattant des rectangles vitrés, aptes seulement à commenter, défiler et « aimer » sur fond d’extinction brutale des formes d’altérité qui texturent richement ce monde.

D’autres encore y voient, à l’opposé, une forme de vie épanouissante vertébrée par l’exercice d’une liberté totale, d’une mise en commun universelle des savoirs et d’une collectivisation des potentiels humains. Les développements technoscientifiques seraient, suivant leurs discours téléologiques et transhumanistes, des vecteurs émancipateurs de progrès, d’avancement et de dépassement des conditions d’injustice en ce monde. Par-delà les questionnements éthiques et les polarisations axiologiques entourant la numérisation multidimensionnelle de nos vies, l’exposition Lueurs oniriques présentée par Manon De Pauw à la Galerie B-312, avec la complicité du chorégraphe Pierre-Marc Ouellette, évite pertinemment l’écueil d’adopter l’une ou l’autre de ces deux visions extrêmes, tracées à gros traits.

N’étant éclairé que par des écrans, l’espace de la galerie se creuse, s’étrécit et s’estompe dans des nuances enveloppantes de pénombre qui suggèrent un antre. Il est rare d’avoir l’impression qu’une exposition nous « arrête », qu’elle nous force à nous poser. Lueurs oniriques nous enclot dans un moment poignant, un rare moment d’arrêt hors de la trame lisse des instants anesthésiants. Outre un « antre », l’exposition nous place aussi dans un « entre », un entre-deux indéterminable. Physiquement placée entre les lueurs des projections, les écrans de tablettes numériques installés sur des trépieds et les épaisseurs d’ombres qui vacillent selon la trame des vidéos, notre attention bercée devient un épicentre flottant qui se texture entre la clarté mouvante de corps dansants projetés et l’ombre qui les enceint.

Des couvertures scintillantes à l’aspect d’aluminium jonchent le sol de la galerie et figent leurs surfaces miroitantes en vagues argentines qui réfléchissent les images mouvantes de cinq danseurs et danseuses. Avec leur « chaleur froide » de métal qui caractérise aussi les interactions numériques, ces membranes spéculaires renvoient les réflexions ondoyantes et déformantes de gestes méticuleusement indécis. Les projections de ces derniers occupent les murs et les tablettes dans la pièce.

Comme souvent chez Manon De Pauw, c’est le corps et plus particulièrement les mains qui sont l’objet de chorégraphies. Ici, les corps exécutent des crispations courbes, des ondoiements d’articulations très contrôlés. Tout en étant finement dirigés, les gestes sont ininterprétables, à la fois hypnotiques, abandonnés et concentrés. C’est un peu comme si, dans ces images mouvantes, nous observions la forme même que prendrait notre attention si elle s’incarnait dans nos corps. Cette dernière est en quelque sorte visibilisée dans toutes ses fluctuations de concentration et s’inscrit à même les corps qui en extériorisent le morcellement. Soustraits du règne des moyens exercés en vue d’une finalité sans pour autant en devenir en eux-mêmes, les gestes des interprètes happent notre attention en la plaçant dans cet espace oxymorique d’un « entre » qui fait sentir la présence de l’absence à laquelle nous abandonnons celle-ci dans nos interactions numériques.

L’entre-lieux présenté devient un sas entre les lueurs et leurs réflexions, un sas d’échos lumineux où les gestes fascinent autant qu’ils confondent. Le thème de nocturnes pour clavier qui, au XVIIe siècle, était désigné sous l’appellation de leçons de ténèbres peut sembler curieusement seyant pour qualifier ici ces nouvelles formes contemporaines auxquelles Manon De Pauw nous convie. Aujourd’hui, après quatre siècles, ce sont encore des leçons pour clavier qui, cependant, ne se jouent essentiellement plus autrement qu’à deux pouces sur des lueurs d’orthèses numériques avec les divagations dilettantes de nos distractions désabusées pour seules partitions. Si vraiment « leçon » il y a dans Lueurs oniriques, c’est seulement dans le sens le plus entier et fragile où une « leçon » digne de ce nom nous désapprend à conclure et à juger.

Né à Tingwick, au Québec, Maxence Croteau est un artiste qui vit et travaille à Montréal. Son travail se concentre sur le dessin, la littérature et la rephotographie.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Manon de Pauw, Lueurs oniriques – Maxence Croteau]