Sophie Jodoin, d’un seul souffle – Michel Hardy-Vallée

[Été 2024]

par Michel Hardy-Vallée

[EXTRAIT]

Sophie Jodoin est une artiste en nuances de gris. Sa gamme de tons est régulière, ses textures sont mattes. Un antipode aux canons de la photographie noir et blanc, qui projette le monde sur une échelle contrastée allant des ombres profondes aux reflets éclatants. En restreignant sa palette, Sophie Jodoin affine la précision de son propos.

Au cours d’une résidence chez Artexte, elle a réalisé à partir des archives du centre d’artistes une installation vidéo d’un diaporama en boucle, accompagnée d’une trame sonore minimaliste de Karen Trask. C’est une œuvre hybride entre image fixe et image en mouvement, entre une source et sa copie, entre une œuvre originale et sa reproduction à la caméra, puis au photocopieur, puis encore à la caméra. Chaque segment de la vidéo est une trouvaille. S’étant concentrée sur les publications de femmes artistes, Sophie Jodoin a isolé des images ou des mots qu’elle y dénichait. Elle montre clairement les différents niveaux de reproduction : le point d’impression de l’ouvrage original ; sa main qui le tient sous la caméra au moment d’en faire une copie ; les rayures et imperfections du photocopieur qui imprime l’image de travail. Les photocopies sont colligées dans un volume mis à la disposition du public, mais qui demanderait hélas une éternité en travail de libération des droits pour une publication proprement dite. C’est la réceptionniste d’Artexte qui m’a gentiment rappelé d’y jeter un coup d’œil.

J’avais auparavant croisé sur mon chemin le photographe Serge Clément, qui sortait de l’ascenseur en revenant de l’exposition. Il se garda bien d’influencer mon avis, mais me laissa avec un regard qui semblait dire : « Tu verras ! ». J’ai compris en regardant le diaporama et, là, je me suis dit : mais comment elle fait pour choisir toujours la bonne image ? La muséologie ces temps-ci est assez baroque : aux images, on ajoute des artéfacts, des outils interactifs, ou on empile les matériaux non conventionnels. J’arrivai dans une salle où un écran était disposé. Pas simplement placé là, mais à une hauteur et à un angle qui étaient clairement intentionnels. Les images défilaient comme des personnes : posé sur le sol, l’écran légèrement penché vers l’arrière me regardait dans les yeux. La partition musicale qui les accompagnait pouvait se résumer à deux notes modulantes. Une marge blanche entourait les images. C’était tout ? C’était entier.

D’un seul souffle, l’un après l’autre, tous ces extraits d’œuvres réalisées par 135 femmes témoignaient du silence et du vide. Je décidai que la première image que je rencontrai serait pour moi la première de l’œuvre, même si ce n’était pas le cas selon le volume imprimé. Sans avoir d’idée claire de la durée du diaporama, j’y suis resté jusqu’au retour de ma première image. Devant cette compilation qui parle de la douleur des femmes d’avoir été mises au silence, je me suis encore demandé comment l’artiste arrivait à un tel résultat. Chaque image avait à sa manière sa perfection propre : sa composition, le mot juste, l’équilibre entre les différents niveaux de mise en abyme ou la puissance d’évocation. Les choix étaient sans appel.

Les œuvres de ce musée imaginaire m’étaient « familières », non pas par connaissance directe, mais par leur ambiance, leur éthos. Cette expression féminine me ramenait à mes premiers souvenirs de l’art des années 1980, longtemps incomprise de ma part, jusqu’à ce que j’en voie le fil conducteur à travers l’œuvre de Sophie Jodoin. Comme si elle en avait calculé la différentielle, ou si elle avait montré l’image qui émerge après en avoir connecté les points. Chercheur, j’aurais expliqué cette cohérence par une profusion de mots ; l’œuvre de Jodoin m’interrompit plutôt pour me dire simplement : « tu vas voir ! ».

L’art conceptuel utilisait l’impression commerciale pour dés-esthétiser l’image photographique. C’était une occasion manquée d’apprécier le point d’impression lithographique, le grain et l’odeur de la page. L’esthétique du document dans l’œuvre de Jodoin – l’ombre portée autour de son doigt qui tient un ouvrage, ou les annotations manuscrites qui y sont laissées par le lectorat qui la précède –, c’est le récit d’une lecture qui prend corps. Et c’est le récit d’une continuité culturelle qui cherche à se construire. L’industrie culturelle de la musique populaire a compris l’importance de rediffuser les œuvres d’art : avant d’allumer la radio, pariez sur la chanson que vous entendrez et vous vous surprendrez à gagner. Dans le secteur des arts visuels, le soutien à la création a été gagné de haute lutte, mais il reste encore à entretenir la mémoire des œuvres (surtout lorsque l’artiste est mort), ce que Jodoin tente de faire à sa manière.

En remerciant la réceptionniste, je suis sorti quelque peu titubant, en me disant encore : mais comment elle a fait, comment elle a fait…

Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie, commissaire indépendant et chercheur invité au Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le livre de photographie, la narration visuelle, les pratiques interdisciplinaires ainsi que sur les archives, dans les contextes québécois et canadiens. Il travaille actuellement à une monographie de John Max.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Sophie Jodoin, d’un seul souffle – Michel Hardy-Vallée]