Et hop, voilà le travail! – Alain Gerbier

[Automne 1990]

par Alain Gerbier

On ne sait pratiquement rien sur les origines du travail. Sinon qu’un soir, en 2 000 001 avant Jean Coutu, un bipède préhistorique a jeté en l’air le fémur avec lequel il dirigeait « Also sprach Zarathoustra nach Richard Strauss » et, boudant les rappels, a désigné ses musiciens d’un large geste de la main et laissé tomber : « Et hop, voilà le travail ».

En fait on peut croire que dès que l’homme s’est pointé sur terre, le travail — que l’on n’avait pas vu venir — a été alibi, sujet de répulsion, sujet de réflexion, prétexte à revendications, prétexte à occupations.

Sans qu’il y paraisse, une apostrophe maternelle aux accents aigus, comme: « Va chercher ton feignant de père, y est encore à caverne » a profondément marqué l’enfance de l’humanité.

Le petit Cromagnon (qui incidemment ne portait encore que le nom de son géniteur — sa mère étant née Anderthal) a donc couru, sa soeur Marie-Mamouth à la main, jusqu’à l’entrée de l’antre pour découvrir que son père était reparti vers le bureau où il importait en franchise des silex avec… éclats (trop polis, ceux là n’auraient pas fait honnêtes).

L’enfant s’en est donc retourné vers son pavillon de banlieue néolithique et en entrant dans le dolmen à coucher, il a découvert sa mère en train de forniquer avec le pédant d’en face, celui qui se piquait de fabriquer des aiguilles en os et d’avoir le génie dans la peau. « Sa peau éléphantastique, c’est entendu, se dit le petit Cromagnon, mais que de travail! »

Il se mit donc à observer le couple puis à le… singer et, de fil en aiguille, il en est arrivé à concevoir rien de moins que la machine à coudre, cet instrument moderne qui constitue l’un des premiers défis au travail et auquel il a adjoint un peu plus tard la burette à huile.

Lorsque son père est revenu au foyer, l’enfant suçait un stalactite en cherchant l’inspiration: « As-tu fais tes devoirs? » a lancé le vieux Cromagnon. Preuve que les devoirs ne sont que du travail encore impubère, le père a ajouté sur un ton bourru : « Tu verras quand tu seras grand et que tu devras gagner ton steak à la sueur de ton front… »

« Et ta sueur », murmura le rejeton qui trouvait, partagé entre le défi et l’admiration, que son père avait « du front tout le tour de la tête ».

Très vite, le travail (qui n’a pour but que de distraire de la perspective de la mort) a pris de plus en plus de place. À cheval sur plusieurs autres activités, il a bientôt empiété sur les heures de repas.

Les Huns (c’était bien avant l’explosion démographique et que Lelouch ne leur associe les Autres) ont ainsi inventé le fast-food et — comme chacun sait — la tondeuse à gazon, puis, histoire de mettre un terme aux récriminations de leurs conjointes, l’herbicide. Mais au-delà du slogan assaisonné de chlorate de sodium (« partout où mon cheval passe… ») responsable de l’acharnement de plusieurs peuplades hébétées devant tant de cruauté à conserver de génération en génération quelque herbette (ou petite herbe), la trace la plus profonde des Huns s’est inscrite dans les recueils de gastronomie.

C’est là, en effet, que s’insère cette anecdote attendrissante voulant que ces guerriers aient pris l’habitude de placer leur steak (tartare of course) sous leur selle pour le rendre moins dur et surtout ne pas perdre l’occasion de faire des heures supplémentaires, à se fendre la gueule avec d’autres barbares, sous prétexte d’une pause dictée par la présence d’une bavette ou d’un pâté chinois sur le feu.

« Il est désormais presque impossible de faire le tri entre le travail et l’oisiveté. 

De grands chefs comme Attila ou Camille Caouette ont bien évidemment apporté à cette recette leur propre grain de selle.

Incidemment, on prétend que l’intégration du travail et du repas chez cette peuplade est à l’origine de l’expression « tailler une bavette » et, lorsque le combat atteignait son paroxysme en cruauté et en violence, de la remarque désobligeante : « le hamburger est 100 pour 100 pur bœuf, mais le guerrier all dressed est rassis ».

Le « déjeuner d’affaires » n’est qu’une vile perversion qui ne saurait être attribuée à cette tribu.

Et puis le travail a acquis au fil des siècles un appétit insatiable.

Il a fallu travailler de plus en plus fort et de plus en plus vite: les cadences sont devenues « infernales ». Heureusement, quelques tentatives ont été faites pour corriger cette tendance pour le moins abrutissante. Tenez, justement, prenez les militaires que l’on a fait marcher au pas cadencé durant des millénaires. Une, deux, une, deux… Timidement, certains, sans doute nostalgiques de la polka des canards, ont introduit la variante du pas de l’oie. Puis la légion étrangère a décidé, à partir de 1831, d’aller charcuter l’ennemi au « pas du boudin », un rond de jambe militaire qui met en valeur la rotule. Rien n’empêche désormais de songer au jour prochain ou les corps d’armée défileront au rythme de la lambada. Ce sera le pas qu’a dansé le colonel au mariage de sa fille, souvenez-vous.

Mais en vérité c’est là précisément que cela dérape. Il est désormais presque impossible de faire le tri entre le travail et l’oisiveté. Les loisirs sont prétexte à travail et le travail prétexte à loisirs. Et je ne fais pas allusion au dernier party de bureau. Il est question plutôt de cette ambiguïté permanente. Voyez par exemple onze gars enfermés durant une semaine dans une salle de réunion. On croit qu’ils travaillent alors qu’ils jouent au poker, et s’invectivent joyeusement : « Watch tes miches ». On voit tel individu en uniforme faire du tai chi au milieu du trafic. Qu’on ne s’y trompe pas, il travaille, il règle la circulation en révisant ses cours pour la prochaine représentation de Casse-noisette par les grands ballets de Piopolis. Et que dire du monumental travail mental de l’homme qui lit son journal pendant que sa femme fait son aérobique en frottant le carrelage?

Mais il y a plus grave encore. C’est le détournement de certains gestes : le pêcheur habitué à tourner son moulinet qui voit son aptitude appliquée au lavage des assiettes, l’haltérophile Charles de Gaulle qui lève les bras au-dessus de la tête et soulève l’enthousiasme à l’arraché, le pape qui lave ses vitres et bénit la foule, le rédacteur qui pianote sur son clavier d’ordinateur les notes qu’il a prises mais qui ne sont plus à sa portée… Et hop, voilà le travail, le travail qui rend libre. Et dont nous sommes tous prisonniers.