[Automne 1990]
par Éric Loiseau
Président sortant du Club des Paresseux
Travail : ce mot à la mode que je n’utilise jamais sans un certain frémissement est devenu, en cette fin d’un siècle si largement dénué d’esprit, le mot de passe universel de l’humaine platitude, la carte de visite bariolée de tout un chacun.
Le dur-labeur-à-la-sueur-de-son-f ront est bien la valeur absolue entre toutes (on travaille et l’on tient à ce que ça se sache!). Observez comme tout le monde se gargarise de ce douteux substantif, le répète à l’envie dans les salons, s’en félicite comme d’une médaille attrapée au champ d’honneur. Bêtise, oui! D’ailleurs, on ignore la plupart du temps, ô ironie, son étymologie latine, tripalium, qui signifie : instrument de torture!
Notez, à l’opposé, comme le mot paresse est rarement employé. Mot tabou s’il en fut, et qui, soi-disant, décrit le vice le plus honteux, la « mère » de tous les autres. Nos catholiques diraient même qu’il est le péché mortel par excellence. C’est que nous appartenons à une « civilisation » active, productrice, performante et que chacun doit y trouver son lot. Une civilisation d’esclaves, en fait, mais qui n’ose s’avouer telle.
Ah! Comme le gracieux Horace nous trouverait barbares, lui qui nous avertissait, il y a de cela bien longtemps déjà, de la part importante (la plus importante?) que le loisir, l’otium, devrait tenir dans nos vies. « Cueille le jour », tel était son mot d’ordre, et, aurait-il pu ajouter, tu vivras en paix et heureux! Cueille le jour et médite le vieux proverbe espagnol Descansar es salud. Ah! se reposer est santé!
Qu’il est bon, qu’il est doux de paresser, de s’abandonner à chaque seconde qui nous tue, à la délicieuse ivresse de la paresse. Qu’il est bon de s’y livrer sans retenue, de s’y vautrer! s’exclamerait un puritain, car cette chaude passion n’a pour unique borne que l’ennui!
Saviez-vous que cette grande vertu présentée, dans les temps de misère, comme un vice, fut toujours célébrée, jusqu’aux temps les plus anciens, par les esprits les plus avisés? Des grecs de la Grande époque aux « Lumières » du XVIIIe siècle, de Xénophon à Diderot, il n’est aucun penseur éclairé qui n’ait chanté ce « présent des dieux ».
« Ô paresse, prends pitié de notre longue misère! Ô paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ». C’est ainsi, par exemple, que Lafargue, au siècle dernier, terminait son fameux pamphlet « Le droit à la paresse », formule qu’il opposait évidemment au « droit au travail », réclamation de son temps, et qui résumait on ne peut mieux l’« étrange folie » de l’époque moderne.
Quoiqu’il en soit, en ces temps modernes où les tyranniques machines ne sont pas parvenues à nous persuader qu’elles étaient faites, après tout, pour nous remplacer à la tâche, notre indécrottable morale judéo-chrétienne semblant vissée dans nos crânes pour l’éternité, les machines, dis-je, nous forceront malgré nous à l’otium. La surproduction qu’elles favorisent et l’accumulation d’objets inutiles qui s’ensuit menacent déjà notre existence par une pollution généralisée. Il nous faut donc ralentir travaux sous peine de crever d’empoisonnement (et d’ennui : métro-boulot-dodo!) sous les amas de détritus de cette « civilisation » du déchet, dans laquelle nous avons l’extrême bonheur de respirer. Paressons, donc, « paressons en toutes choses, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant. » (Lessing)