Ils vont tous bien! – Lucie Létourneau

[Printemps 1991]

par Lucie Létourneau

C’était en août dernier, un mardi je crois. Petit boulot, petit métro, petit cafard. Un de ces petits après-midi sans importance qu’on voudrait noyer dans le sommeil jusqu’à demain. Vous savez, un de ces sommeils peuplés de grands rêves qui nous rappellent que notre âme ne nous a pas tout à fait désertés.

Allongée sur mon lit, je contemple la journée dans toute sa platitude en me laissant doucement couler au fond de moi-même. Là… Et imperceptiblement, mes pensées se transforment en images mouvantes qui me chuchotent des trésors dont je ne trouverai peut-être jamais la clé. J’y arrive à peine qu’un bruit strident m’aspire vers l’extérieur, m’arrache aux profondeurs de ce doux délire.

C’est le téléphone. À l’autre bout du fil, un ami me fait la conversation. Il en arrache pas mal ces temps-ci. Je dirais même que ça fait un bon bout de temps. Mais on en arrache tous, quoi. On en parle un peu, quand on en peut plus, mais le pire, on le garde pour soi. Parce que le pire, il est indicible. Alors quand il me dit qu’il m’appelle de Louis-H.-Lafontaine, comme ça, tout bêtement, mais si bêtement, je devine toute la démesure de la douleur accumulée. Car je ne l’entends pas. Bourré de médicaments, il a l’air juste un peu fatigué.

En route vers l’hôpital, j’ai le trac. Les scènes de folie que j’ai vues au cinéma me flashent dans la tête. C’est ma seule référence. J’ai peur de ne pouvoir supporter l’expression vivante de tant de détresse.

C’est donc le cœur battant que je me fais piloter de corridor en corridor. Et je suis dons mes petits souliers car mon escorte porte les pantoufles. Au fond, quoi de plus normal que d’être guidée par un habitant de la maison. D’ailleurs il s’y retrouve beaucoup mieux que moi. Quand les portes de l’ascenseur se referment, mes chaussures se font encore plus étroites. C’est que je suis en minorité : une visiteuse pour (j’allais dire contre) trois patients dont l’un s’exprime avec une ardeur bien déroutante pour une pauvre profane comme moi.

On y arrive enfin. Après avoir montré patte blanche au poste de guet, la sentinelle déverrouille la porte de la section et la referme derrière moi. Dans le couloir, on me scrute, on me soupèse. Un impatient m’aborde avec un sans-gêne déconcertant, veut savoir qui je suis, où je vais, qu’est-ce que je fais ici. Je deviens une curiosité. La normalité se sent mal à l’aise.

Tout ce que je sais, c’est que la souffrance, devenue trop dense, a reflué et qu’il a craqué.

J’aperçois mon ami, étendu sur son lit, la face contre l’oreiller. Quand je l’effleure de ma main, il entrouve ses yeux fatigués. Fatigué… Je ne pose pas de questions. Tout ce que je sais, c’est que la souffrance, devenue trop dense, a reflué et qu’il a craqué. Tout ce qu’il voulait, c’est qu’ils le gardent à l’abri de l’extérieur, pour qu’il puisse se reposer un peu, quitte à se laisser observer par les Éminents pour un certain temps. Inondé, submergé… Voilà.

Nous ne nous disons presque rien. D’ailleurs, il n’y a rien à dire. On finit par user les mots à trop parler. Et que peuvent les mots contre le mal-à-en-crever ? Nous marchons un peu parmi les autres, qui marchent aussi ou qui nous regardent comme on regarde passer le train. Ils sont tous là à voir filer les heures, les jours, les semaines. Il y a les translucides qui traînent leur petit nuage avec eux, ceux dont on entend gronder l’orage et qui ont des éclairs dans les yeux.

Et il y a les autres qui pourraient être vous et moi, ceux dont on se demande ce qu’ils font là. Heureusement, on sait qu’ils sont détraqués, parce qu’autrement on ne le devinerait jamais. Alors on se met à soupçonner tout le monde, les infirmières, les médecins, les employés d’entretien. On ne sait plus à qui on o affaire, on essaie d’évaluer le statut à vue de nez. Alors si on angoisse trop, on cherche la présence de clés à la ceinture. C’est un signe qui ne trompe pas.

Quand je retourne chez moi, l’air vibre d’une façon différente. Ma petite journée insipide et à moitié morte a pris de l’ampleur et je me sens dilatée de l’intérieur.

Tous ces fous m’habitent et me parlent. C’est comme dans mes rêves. Je ne comprends pas ce qu’ils me disent mais combien je sens tous leurs bouleversements, leur désordre et leur désespérance. Car eux, ils n’ont plus la force de refouler leurs ordures. La poubelle déborde, le dépotoir est plein et l’incinérateur ne fonctionne plus.

Sur la rue, je regarde les passants, un par un. Certains s’activent, sérieux et préoccupés, d’autres vont tranquillement, décontractés ou encore traînassant, d’un air ennuyé. Je les ai observés, bien attentivement, des pieds à la tête, de face, de côté et j’ai cherché, mais en vain, chez chacun d’entre eux, le fameux trousseau de clés.