[Printemps 1991]
par Sandra Moreau
Pendant le XVIIième siècle, l’Occident s’est plongé dans un vaste débat opposant le rationnel et l’irrationnel, avec des philosophes comme Descartes et Leibniz. Du premier nous retenons le célèbre « je pense donc je suis » et du second, « rien n’est sans raison ».
Dès lors se répand une manière de penser qui caractérise l’âge moderne et qui consiste à vouloir fournir une raison à tout ce qui est. La Raison se trouve au centre d’une mutation en profondeur au sein de l’individu et de la société, et c’est dans ce mouvement épique de rationalisation sociale qu’il m’apparaît juste de considérer l’émergence de l’asile comme un dispositif de production de l’ordre rationnel.
La pensée rationaliste entre en lutte contre le surnaturel et l’irrationalisme. Elle fait appel à cette capacité auto-réflexive de la pensée à laquelle nous avons tous accès, entendu c’est en cela qu’on se distingue, bêtes, pour affirmer un lien universel entre les individus. L’universalité de la raison prend alors la forme emblématique du pouvoir individuel collectif et c’est en son nom que l’esprit libéral démocratique légitimise sa conviction folle, celle d’accéder à un assentiment général qui gouvernerait la (folle) multitude. C’est cette raison suprême qui devient le rempart des grands idéaux de la modernité : émanciper l’individu et naturaliser ses intérêts, détrôner les rois et Dieu et les remplacer par un ordre institutionnel basé sur l’État, restaurer un ordre progressiste au sein d’une société déréglée, chaotique et stagnante.
C’est en postulant l’universalité de la raison que s’institue la possibilité de traiter la folie avec l’espoir de ressusciter une raison latente et enfouie au coeur du fou. De là une représentation de plus en plus formelle de la folie comme une vision erronée du monde extérieur qui trouble les repères de la pensée et entraîne au délire sans toutefois abolir le pouvoir réflexif de la raison. D’un point de vue rationaliste, la folie serait une raison qui s’ignore… et l’aliéné serait celui qui ne se rend pas « compte » de ses idées ou de ses gestes.
Contrairement à la raison qui révèle une part autonome de l’individu capable de s’affirmer, de se donner comme sens ou de se penser de façon claire, lisible et sans aucune opacité, la folie révèle l’étrangeté à soi-même et met en doute la puissance de la raison. Car en effet, l’autonomie de la raison implique l’illusion d’échapper aux déterminismes inconscients et irrationnels, un leurre qui ne l’a empêchée de dominer.
Si le Docteur Pinel est convaincu qu’un substrat de raison subsiste derrière la folie et que le traitement peut exhorter cette raison à se ressaisir, le Docteur Esquirol, son contemporain, ne compte pas sur la cité intrinsèque de la raison à se remettre en branle et à lutter contre l’aliénation. Comme les stoïciens, il croit que la folie appartient aux passions, seule région capable de troubler les sens et de subvertir l’ordre des fonctions rationnelle. Il réfléchit sur un intervalle lucide potentiel, constitutif de cette intime qui structure le sujet. Il mise enfin sur l’intervention d’une force extérieure qui provoquerait un désordre au sein même du désordre intérieur laissant alors toutes les chances à une réorganisation de la pensée de s’effectuer. C’est ainsi, pour sa part, qu’il justifiait le recours à un établissement chargé d’exercer une emprise totale sur les résidants, de manière à bouleverser l’identité et à amorcer chez eux un processus à l’égard de ce qui leur arrive, à l’égard d’eux-mêmes. Puis, s’attaquer à la crise par la production d’une autre crise. Il semble bien que .les premiers modes d’intervention visaient à réer une souffrance physique ou une lésion du cerveau sous prétexte que la rémission de cette souffrance entraînerait avec elle une rémission de la souffrance psychique ou, du moins, un dérèglement de la folie. Faute de trouver des lésions organiques liées au mal psychique, la médecine s’occupait de les produire. Enfin, l’exclusion et l’isolement de la folie deviennent nécessaires pour pénétrer au cœur du sujet, accéder à une plus grande connaissance de l’individu, sonder les mystères de la vie psychique, établir une relation intime avec la folie et éliminer la menace de non-sens à l’intérieur de la société!
La création de l’asile au Québec découle de cette volonté de venir en aide aux êtres qui souffrent en même temps que cette volonté moderne de libérer la société de l’irrationnel. La folie est associée à l’incarnation du mal; un mal hérétique susceptible de nuire ou de contaminer le corps social.
Cette représentation sociale de la folie correspond à la tradition religieuse qui est encore le garant de la société. Or la crainte de devenir fou au contact quotidien de la folie n’a pas empêché les religieuses d’aller vivre auprès d’elle. Elles veillaient à sauver les âmes et à leur ouvrir les portes du ciel. Un fatalisme qui conduit à l’internement à vie et repousse l’espoir de guérison, même si dès le début du projet asilaire, la pratique médicale expérimentale accompagne la pratique religieuse.
En 1845, l’Asile de la Providence accueille « les infirmes, les souffrants, les ignorants ou les pauvres ». En fait, l’asile renferme autant de formes de marginalités, de folies ou de désœuvrement qu’il y a de résidants. Inconditionnellement s’y trouvent des personnes malformées, des handicapés, des vieillards, des enfants non désirés, des filles surtout qui y sont abandonnées. Puis toutes sortes de personnages, trop ou trop peu colorés. Exclus de la société ils sont reclassés sous des catégories représentatives de leur état, à mesure que l’observation quotidienne permet de les distinguer : mélancolique, confus, nerveux, infirme, sourd et muet, et cetera. Vingt-cinq ans plus tard, St-Jean-de-Dieu obtient le statut de municipalité autonome et représente un modèle de gestion sociale. À n’en point douter par les photographies, les religieuses avaient pris soin d’aménager l’asile comme un lieu attrayant, où les fleurs et les plantes étaient cultivées pour leurs vertus esthétiques et médicinales. Elles avaient su développer une vie sociale pour stimuler le quotidien des résidants : cinématographie et lanterne magique, salle de concert et de spectacle, télévisions et gramophones, salles d’exposition pour la présentation et la vente des œuvres des résidants, radio et journal local, bibliothèque et journaux quotidiens… Tous les saints y avaient leur fête et une cave à vin servait à arroser ces soirées de danse, appelées les « sauteries ». Une ville dans la ville, avec son petit train électrique et ses longs tunnels pour joindre les bâtiments. Ce qui s’institue sous la tutelle religieuse, c’est la capacité des résidants à s’intégrer à une vie sociale qui repose sur des rapports sympathiques, affectifs, culturels, hiérarchiques et productifs semblables à ce qui existe hors de l’asile, à la différence que toutes ces activités sont réglées et organisées à l’intérieur d’une seule et même institution. Accusée tour à tour pour son égarement, son errance, son étrangeté ou son incommunicabilité, l’indomptable folie est traquée et n’échappe plus aux stratégies normatives ; elle fait l’expérience de sa sociabilité. Il apparait de plus en plus clair que l’institution a joué un rôle fondamental dans la gestion sociale de la folie.
Érigé en gouvernement des aliénés, les règles, les activités, les récompenses, les sanctions ou les supplices font de l’asile un instrument de « guérison » car il impose l’ordre à la folie. Bien que le discours religieux soit remplacé par un discours scientifique et que l’attitude fataliste des religieuses tende à se transformer au profit d’une conception médicale basée sur la curabilité de la folie, l’institution continue à exister comme une société intramurale de plus en plus rigide qui asilise l’interné. Tout y est cloisonné. Capturé par un processus d’institutionnalisation. L’usager est immédiatement un objet d’observation et dépersonnalisé. Désautonomisé parce que totalement pris en charge par un système de gestion de la vie cloîtrée, forgée de silences et d’interdits, de règles et de contraintes. Malgré tous les efforts de désinstitutionnalisation, un lien profond et chronique s’est noué entre folie et institution, un lien d’extrême dépendance qui est le lot de la vie recluse. Du grand enfermement disait Foucault.
L’ostracisme et la condamnation de la folie coïncident avec la victoire du rationnel sur le spirituel. Pendant ce temps, l’autonomisation de l’homme de la rue va bon train. L’asile a fourni à la raison un lieu concret de domination, un lieu d’incubation artificielle où elle accède à la transcendance. Plus d’un siècle d’excavation et de colonisation de la folie, pour que la raison-fouisseuse confère au peuple une autonomie souveraine. Si la folie nous rappelle que nous sommes tous des exceptions autant que nous sommes, la Raison tente de nous réunir en scellant la volonté individuelle et la volonté collective dans un but commun et universel, qui s’appellerait le progrès ou le bonheur. Et l’asile soulève encore la question de l’institutionnalisation de l’enjeu réel qui se trouve dans le conflit entre le rationnel et l’irrationnel, la matérialisation de la division intra-psychique. Du décloisonnement.