Concerto pour grande-baleine et requins – Éric Michaud

[Été 1991]

par Éric Michaud

UN PEU D’HISTOIRE… ET   D’AVENIR?
L’histoire d’Hydro-Québec a toujours été étroitement liée à celle du nationalisme québécois.

La campagne anti-trusts, l’électrification rurale, la nationalisation, l’érection des barrages de Manie 5 et de LG 2 sont autant de moments-clés de la grande épopée hydroélectrique québécoise, autant de symboles de l’affirmation nationale. Avec le temps, la société d’État a accédé au rang du mythe. Ainsi René Lévesque n’hésitait pas à qualifier l’élection de 1962, « dont le principal objectif était la nationalisation de l’électricité », de « quasi-référendum ». C’est dire toute la puissance d’évocation dont s’est trouvé chargé l’électron, au Québec, depuis près d’un demi-siècle.

C’est Robert Bourassa qui aura cependant mené jusqu’à son ultime conclusion le discours « hydroélectrique ». Après avoir lancé la Phase I de la baie James, M. Bourassa revenait à la charge en 1985 et publiait « L’énergie du Nord : la force du Québec », dans lequel il écrivait notamment : « En fait, à cause de son climat et de son relief particuliers, on pourrait presque dire que le Québec est une immense centrale hydroélectrique, mais elle n’est encore que partiellement exploitée. Chaque jour, des millions de kilowattheures potentiels vont se perdre dans la mer. Quel gaspillage! »

En 1989, Hydro-Québec répondait à ce vibrant appel à l’économie par un plan de développement qui prévoit, pour la prochaine décennie, des investissements de 62 milliards de dollars, soit le double du budget annuel du Québec. Ce plan, à la mesure des ambitions de M. Bourassa, s’étend à l’ensemble du territoire de la province. Le complexe Grande-Baleine n’en est que la première étape.

À QUI APPARTIENT LA TERRE?
Le Nouveau-Québec a été annexé à notre belle province en 1912 seulement. Or, « en même temps que cette acquisition, le Québec assumait l’obligation de régler plusieurs questions territoriales et autres touchant les autochtones… » (John Ciaccia) Il ne s’en préoccupa guère cependant jusqu’à ce que les Cris l’y acculent, en 1973, en recourant aux tribunaux. Les négociations amorcées alors aboutirent à la « Convention de la Baie James », laquelle régit de nos jours l’ensemble des relations entre les autochtones et le Québec au nord du 49ème parallèle. Actuellement, les Cris, affectés par la réalisation de la Phase I, s’opposent catégoriquement à tout nouveau projet de construction, qui, selon eux, exige leur aval en vertu de l’entente. Hydro-Québec, néanmoins, prétend poursuivre son expansion envers et contre tous. L’affaire, amenée devant les tribunaux fédéraux, risque de se débattre, aussi, à même le terrain. La Sûreté du Québec vient d’ailleurs d’être dépêchée sur les lieux. La conquête du Far West n’est pas terminée

AMÉNAGEMENTS OU RAZ-DE-MARÉE?
La question environnementale pose problème elle aussi. Quoique Hydro-Québec parle de « propre énergie », de « développement durable » et de « mesures d’atténuation des impacts », le projet Grande-Baleine se présente plutôt comme une sale affaire, dont le développement précipité risque d’accentuer encore les impacts négatifs. On parle ici d’immenses superficies de territoires inondés (7 000 km2) de phénomènes d’érosion alarmants, de contamination au mercure des bassins hydrauliques, de destruction ou de transformation radicale des aires de nidification des oiseaux migrateurs, ainsi que des milieux aquatiques où évoluent phoques d’eau douce et bélugas.

Plusieurs experts s’inquiètent par ailleurs des effets cumulatifs que pourrait entraîner la construction des complexes NBR et Grande-Baleine sur l’ensemble de l’éco-système de la baie d’Hudson, en modifiant la salinité et la température des eaux. Les territoires du Nord s’apprêtent ainsi à faire les frais d’une méga-expérience in vivo sans équivalent à l’échelle du globe.

POUR UNE POIGNÉE DE DOLLARS…
Les dimensions économiques du projet suscitent aussi de vives réactions. L’économiste Hélène Lajambe n’hésite pas à qualifier ce projet « d’entreprise de tiersmondisation du Québec ». Les emprunts massifs sur les marchés financiers internationaux qu’elle requiert, et qui vont prochainement faire doubler la dette nationale, dont 42% est déjà attribuable à la société d’État, risquent de venir grever à jamais l’économie de la province.

Hydro-Québec, qui justifie l’exécution de ces travaux par une croissance irrépressible des besoins énergétiques du Québec, a elle-même contribué notablement à leur augmentation en négociant des contrats à rabais avec plusieurs alumineries et fonderies. Treize d’entre elles ont jusqu’à présent profité de ces arrangements dont les termes exacts sont tenus secrets. Le député Robert Libman a révélé récemment le coût de vente d’un de ces contrats, qui s’élèverait à 1,5 cent du kilowattheure, soit le tiers des coûts de production estimés pour les complexes Grande-Baleine et NBR… eux-mêmes d’ailleurs sujets à caution, puisque Hydro refuse d’en dévoiler la méthodologie de calcul. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on nage en eaux troubles.

Les pertes pour la province attribuables à une telle politique s’élèvent, selon Bélanger et Bernard (« Hydro-électricité et développement économique du Québec, mai 1990 »), à quelque « 300 millions de dollars par année pour les vingt-cinq prochaines années », et le montant des subventions indirectes qu’elles impliquent à « 190 577 dollars par emploi direct créé ». Les hausses de tarif extraordinaires qu’ont eues à subir ces dernières années les consommateurs québécois en sont les dividendes directes.

NOUS PRENNENT-ILS POUR DES POISSONS?
Enfin, le projet Grande-Baleine soulève la question du droit de regard de la population dans le processus de prise de décisions gouvernementales. Les orientations de la politique énergétique du Québec n’ont fait jusqu’à présent l’objet d’aucune consultation publique, malgré les demandes réitérées de nombreux organismes, dont celles de la Coalition pour un débat public sur l’énergie.

Le mépris du gouvernement envers les règles démocratiques s’affiche le plus ouvertement dans son traitement des demandes d’information. Ainsi, les débats autour de Grande-Baleine se sont-ils déroulés jusqu’à maintenant sous le sceau du secret. Les principaux éléments nécessaires à une évaluation économique ou environnementale sérieuse des projets demeurent inaccessibles. Les démarches entreprises par le Grand conseil des Cris auprès de la Commission d’accès à l’information se sont égarées dans le dédale des procédures judiciaires, ou ont été court-circuitées par le recours à des procédures extraordinaires, tel que celui de « la confidentialité politique », qui permet de soustraire aux regards du public, pour des «  motifs d’intérêt public » des documents jugés compromettants.

La Cour supérieure du Québec, après avoir appris, en janvier, que le contrat d’une des alumineries avait été « coulé » auprès d’un journaliste, n’a pas hésité à imposer par injonction un haillon sur le Québec au complet. Ce jugement qui, d’après une avocate de Radio-Canada, va « à l’encontre de la protection constitutionnelle des libertés d’expression et de la liberté de presse », est une première dans l’histoire du journalisme canadien.

Hydro-Québec est paradoxalement l’entreprise canadienne qui compte le plus important service d’information et de relations publiques. Elle a investi plus de six millions de dollars dans une campagne de propagande destinée à « informer le public » sur les mérites de Grande-Baleine. Daniel Dubeau, d’Hydro-Québec, justifiait cette campagne en ces termes : « Quand les journalistes et les médias manquent d’objectivité, c’est à regret qu’on se doit de payer pour dire la vérité. » Les technocrates d’Hydro-Québec semblent avoir développé une conception bien à eux de l’information publique.

LE CRAPAUD (DE MER) ET LA BALEINE
Le nationalisme hydroélectrique est aujourd’hui parvenu au faite de son ascension. Par une ruse de l’histoire, une entreprise qui avait été conçue originellement comme un des fers de lance de l’émancipation économique du Québec, menace aujourd’hui, par son expansion démesurée, d’asservir sans retour l’économie québécoise et de parachever son annexion au géant américain. Le « rêve qui valait des milliards de dollars » de M. Bourassa est sur le point de se réaliser… et de faire disparaître avec lui les rêves autrement admirables qui habitaient ce pays depuis des millénaires. Le projet d’affirmation nationale n’a de sens que dans la perspective d’un mouvement d’émancipation sociale et culturelle, réduit à un mouvement de libération de l’électron (ou du dollar), il devient alors une véritable menace pour la nation!

Visionnaire, Karl Krauss écrivait déjà en 1909 : « Les gaz s’échappent de toutes parts de cette cuve universelle immonde, la culture étouffe avec, à la fin, le cadavre de l’humanité gisant aux côtés de ses inventions qui lui auront coûté tant d’intelligence qu’il ne lui en restera plus pour les exploiter. (…) La nature maltraitée gronde ; elle se révolte d’avoir dû fournir de l’électricité à la bêtise humaine. »
Entendez-vous le coassement du crapaud ? Il suffit d’ouvrir la radio.