[Automne 1991]
par Carlo Chacal
C’est mon frère Claudio qui se leva le premier. Mon père, demeuré assis, avalait tranquillement les dernières bouchées de son assiette de pâtes, les espaçant de gorgées de vin.
Ma mère, les mains jointes contre sa bouche, semblait psalmodier des prières apprises par coeur, répétées jour après jour, chaque fois que le destin s’acharnait sur elle ; elle se voyait prise au piège de la désillusion et ses mains endiguaient la sourde douleur qui montait en elle.
Mon frère Paolo, lui, trouvait absurde la politique : chacun avait ses convictions et on en sortirait jamais, alors à quoi bon s’obstiner. Mes soeurs et moi faisions comme notre père, tout à notre assiette de macaroni au fromage. Mais nous étions aussi bouleversées de voir notre mère au bord des larmes.
Ce n’était pas la première fois, sauf que cette fois-ci, quelque chose de grave venait de se passer en elle. Ses espoirs de voir Claudio devenir prêtre un jour se dissipaient. Les années de privation afin de placer ses fils au Séminaire de Québec n’avaient pas débouché sur le rêve qu’elle caressait depuis leur naissance. Ces deux chers frères, qui occupaient toute sa conscience, auraient dû lui faire oublier toutes ces années de porca miseria. Et voilà que maintenant, ces pantins coupaient leurs propres fils, s’extrayaient à l’accomplissement de cet idéal. La religion ne les attirait pas.
Claudio venait d’enterrer la famille. Dans ce discours qu’il nous ramenait de ses pérégrinations dans les librairies de Québec et de ses discussions estudiantines, l’émancipation des enfants passait par l’élimination des parents. La famille, cellule de base du capitalisme, il fallait la condamner. Dove voi trovate il pane nello vostro sistema, s’indignait ma mère devant les déclamations de mon frère, qui balayait du revers de la main tout le mérite des années de privation.
C’était un dimanche après-midi de juin 1968. Mes frères, qui revenaient à Montréal chaque été, arrivaient tout juste de Québec. Comme le voulait la tradition, le repas dominical se prenait en famille. C’était sacré. Nous y étions tous, mon père, ma mère, mes deux frères, mes deux soeurs et moi.
À la salade, Paolo s’était mis à nous raconter d’amusantes anecdotes sur la vie de dortoir, les mauvais coups, le sort des boucs émissaires. Nous étions tellement heureux de les revoir parmi nous après ces longs mois d’absence.
Puis, tout a basculé. Claudio avait enchaîné avec des histoires de manif, de bombes lacrymogènes, de matraquage, d’assauts policiers, de la réplique des étudiants, de ses idées contre la bourgeoisie et de la soumission du peuple.
Mussolini aussi avait des idées socialistes, lui dit ma mère. Il avait combattu pour le peuple. Il avait sorti l’Italie du féodalisme et fait la réforme agraire au détriment des seigneurs, des princes et des princesses. Mais les militants fascistes n’étaient pas violents. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle avait joint leurs rangs à l’époque de ses vingt ans. Son père, un communiste convaincu, en était presque mort. Mussolini, il a perdu la guerre, répliqua mon père. Si, ma perche gli Italiani sono tutti traditori! Au travers de ses propres paroles, ma mère laissa échapper quelques sanglots amers, comme pour clore l’altercation.
Claudio avait claqué la porte en sortant. En plein repas du dimanche. Seul le bruit des fourchettes sur la porcelaine fleurie des assiettes brisait le silence. Alexandra, la plus vieilles de mes soeurs, cherchait ses mots dans une vaine tentative de rétablir l’harmonie. Ces ergoteries envenimées sur la politique la laissaient un peu froide. À ses yeux, c’était la vie en général qu’il fallait changer, pas seulement le système. Elle voguait allègrement sur les traces de mon père, anarchiste descendant d’une famille noble déchue. Empoignant son assiette et celle, presque pleine, de Claudio, elle pris la direction de la cuisine. Je la suivis.
Aaah, mia poupetta, mia piccolina ragazza, me dit-elle en me serrant dans ses bras. Elle ne se doutait pas qu’à partir de ce jour, je ne serais jamais plus la même. Moi, sa petite fille préférée (j’avais à peine dix ans), j’avais été subjuguée par les propos de mon grand frère. En les entendant parler de politique, en écoutant leurs histoires était né en moi un profond désir de participer à l’accomplissement de cette grande fresque qui allait se faire sous nos yeux. Je voulais aussi changer le système, quitter ce HLM ; je rêvais de devenir actrice. Pour ma mère, il allait de soit que ses filles deviendraient de bonnes épouses. Je crois qu’elle ne sut pas saisir toute l’importance de cette brèche que venait de pratiquer Claudio dans ma conscience.
Quelques années plus tard, je joignis le Parti communiste ouvrier à la suite de Claudio, Alexandra et Paolo. Nous, de la famille Ligeti, étions un exemple de militantisme. Jusqu’au jour où, en pleine assemblée, ma soeur et moi avons décidé de nous lever. Nous en avions assez de cette mascarade, de cette vulgaire mise en scène que nous offraient les membres du parti. L’étalage à peine camouflé de toute cette politicaillerie nous indignait. L’accomplissement de ce grand rêve collectif ne visait plus à affranchir et à nourrir le peuple mais à soumettre une masse d’utopistes comme nous aux mains d’une poignée de pseudo-libérateurs avides de pouvoir. Mes deux frères, comme la plupart des autres hommes présents, demeurèrent assis, sans mot dire ; leurs yeux, braqués sur nous, dévoilaient cependant leur confusion.
Claudio a fini par se marier et moi, je suis devenue comédienne, respectant en cela mes premières aspirations et le principe qui m’apparaissait à la base de toute révolution, la création. Incidemment, je me rends compte aujourd’hui que si l’instauration d’un nouveau système ne peut s’accomplir que dans la soumission, elle ne peut se faire sans promouvoir la créativité. C’est probablement ce jeu paradoxal qui a tué le mouvement. C’est aussi le dilemme qui a confronté ma mère. …Bandiera rossa trionfera!
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