[Printemps 1992]
par Éric Barbeau
À bien l’écouter, on pourrait en tirer plusieurs leçons d’histoire urbaine. Du même âge que Montréal, elle en dit aussi long sur ce que nous sommes que tous les monuments de la ville rassemblés. On l’appelle la Main.
Perçue comme une zone grise entre l’Ouest et l’Est, elle est au centre des deux passions de la métropole. On pourrait croire qu’elle est un long corridor-frontière, laissé à l’abandon par les protagonistes. Mais la Main ne divise pas Montréal, comme veulent bêtement le laisser croire deux mauvaises langues. Elle réunit au contraire tous les dialectes de la Terre autour d’elle, anglais et français en prime.
Parcourir la rue Saint-Laurent d’une rive à l’autre, c’est avant tout prendre le pouls d’une ville de 350 ans qui vibre tranquillement au rythme des cultures du monde. De son Vieux-Port jusqu’à ses quartiers bourgeois, en passant par les nombreuses « strates ethniques » de la Main, chaque nouvelle étape marque une autre pulsation du cœur de Montréal. L’été, les odeurs venues d’ailleurs se confondent subtilement en son souffle. L’arôme international qui enveloppe alors la Main parfume la terre d’accueil des Juifs, des Chinois, des Pakistanais, des Portugais, des Latino-américains, des Grecs, des Hongrois et des Italiens. Toute une foule d’immigrants qui ont d’abord installé leurs pénates bien au centre de la ville, sur la Main. Comme s’ils sentaient qu’en son sein, dans la zone grise, ils seraient à l’abri de la persécution. Comme s’ils savaient que Montréal tolère tous les excès de sa rue terrible. Comme s’ils avaient compris qu’en habitant l’artère qui fait battre le cœur de Montréal, ils façonneraient une ville un peu plus à leur image.
D’autres laissés pour compte ont saisi la même veine. C’est ainsi qu’on a ausculté certaines portions de la Main. Dès lors, trêve de sourires entendus au sujet du cœur que l’on croyait malade. Ses bizarres tripots devenaient soudainement les hauts-lieux d’une marginalité grandissante, jeune et nécessaire. La Main s’est mise à réfléchir, à philosopher. Puis sont arrivés de chics bistrots, entre la rue Sherbrooke et l’avenue des Pins, juste avant de monter vers la respectable Université Mc Gill, vers Westmount, vers les gratte-ciel. Pour ne pas la sacrifier entièrement aux autres — et parce que sa vigueur les charmait — les Québécois d’expression française ont eux aussi réaménagé leur tronçon de la Main. De St-Joseph à St-Bernard, on a redoré le blason de la section qui annonce Outremont. Philantropes, les groupes fortunés ont tendu la main vers la Main. Lux et misère s’y côtoient, depuis, dans la plus grande promiscuité. À l’instar des notables d’une ville ouverte qui viennent épancher leur soif de chair dans les profondeurs de la Main depuis toujours, on fait fi des classes sociales sur Saint-Laurent. Ce pot-pourri ne date pas d’hier. Dès le début, les cultivateurs du village de Saint-Laurent venaient vendre leurs produits dans les marchés du bourg (le Vieux-Montréal d’aujourd’hui), à l’autre bout de l’île. D’ailleurs, si nous étions toujours en 1600 et quelques, on l’appellerait peut-être la « principale » cette longue rue, vitale, à l’image de celles que l’on retrouve dans les villages, où toute l’activité de la communauté est dirigée vers un port ou une église.
À l’époque de la fondation, un nom d’origine vaticane comme St-Laurent était donc tout-à-fait approprié pour la « route principale » de Montréal. Mais si plus tard on l’a familièrement — et judicieusement — rebaptisée la Main, c’est justement pour se débarrasser du préfixe catholique dont on l’avait d’abord affublée. Rebelle, cosmopolite et sensuelle, la Main a toujours rejeté la sainteté romaine, telle qu’adulée jadis, dans une province et dans une métropole à la veille de tranquillement se révolter. Aujourd’hui, jeune de ses trois cent cinquante ans, la Main continue de cheminer vers la liberté, l’ouverture et la tolérance. Elle symbolise l’acceptation des religions, des classes et des peuples, furent-ils fondateurs ou non. Elle constitue le carrefour des statuts avec un T. Elle se moque de l’absence de statues avec un E.
La Main n’a pas besoin de monuments pour commémorer son passé en glorifiant inutilement une époque révolue. La Main est un grand boulevard insolent qui s’adapte aux époques tout en résistant aux modes. Le cœur de Montréal continue de battre en diapason avec le sien. Elle vit.
La Main n’est donc pas un musée. Elle est le reflet de ce que nous sommes devenus… et de ce que nous deviendrons. C’est la rue des Montréalais. Une rue qui ne reçoit jamais les grands défilés ou les parades officielles mais qui accueille volontiers les immigrants quand ils veulent se retrouver chez eux, dans la rue qui vient des quatre points cardinaux, au cœur du Montréal véritable. D’ailleurs, toutes les autres artères ne mènent-elles pas sur la Main ? On a finalement décidé de rassembler les gens sur la Main pour les 350 ans de Montréal. En inaugurant le party, la fête sur Saint-Laurent, la marche prendra rapidement l’allure d’un émouvant tollé, crié dans toutes les langues. Pour une fois, la ville aura vraiment le cœur à la fête.