[Printemps 1992]
par Jean-Hugue Roy
On a tendance à réduire Montréal aux quartiers que décrit Michel Tremblay. À le lire, l’expérience montréalaise ne pourrait être pleinement vécue que sur le Plateau. Ou à Outremont. L’Ouest de la métropole n’en est pas moins riche en tranches de vie.
C’est un Montréal différent : multiculturel avant l’heure, où Anglos et Francos se voisinent, où l’on retrouve plein de contrastes. Ces quelques extraits du journal de mes souvenirs de l’Ouest en font foi.
31 décembre 1978
Premières impressions de Montréal : je hais cette ville. C’est la veille du Jour de l’An et on déménage. Il pleut. C’est la déprime. Ma mère, mon frère, ma sœur et moi venons d’alunir dans un rez-de-chaussée de la petite avenue Somerville. Adieu, joyeuses berges boueuses de la rivière des Mille-Îles. Adieu, folles escapades en siège-banane dans les champs de l’intérieur lavallois. On a beau se retrouver dans le Lower Westmount, je ne vois que ruelles, terrains vagues et rangées de brownstones à trois étages. Mes horizons d’enfant de douze ans semblent bloqués.
8 janvier 1979
Ma mère est venue me reconduire ce matin pour ma première journée à l’École Saint-Luc. Jamais, je n’ai eu si honte de ma courte vie. Elle a insisté pour que je mette le même affreux ensemble que je portais la session précédente au Collège Saint-Sacrement. Le coat de vinyle brun inclus. Suprême humiliation : elle m’a pris par la main et fait la bise, tout ça devant une gang de rockers qui s’esclaffaient. Drôle d’école que Saint-Luc. Mon prof de français a un nom bizarre. Il se nomme Isakandar. Celle qui donne le cours d’histoire s’appelle Mme Saad. La moitié des élèves ont pour prénom Carlos, Amin, Thavone, Kang, etc. Par rapport à Laval, le dépaysement est total.
Avril 1979
Je commence à m’habituer à Montréal. Tous les matins, j’attends l’autobus 124 en face de Miss Westmount, petit café-dépanneur tenu par une grosse madame anglaise. Je lui achète souvent de la gomme baloune juste pour lui faire la conversation. Miss Westmount est une institution locale. « We sell hot lotto tickets and winning coffee ». annonce-t-elle dans sa vitrine. Elle casse terriblement mal le français. Tant mieux, puisque j’ai besoin de pratiquer mon anglais. Je sens que pour survivre dans ce quartier, on a intérêt à être agile avec la langue de Shakespeare.
Octobre 1979
Montréal devient presque agréable : j’ai mes premiers copains. On passe nos midis à faisander sur le vaste terrain de Villa-Maria, collège pour jeunes filles qui jouxte Saint-Luc. Après les cours, on déconne dans une cour d’école, angle Girouard et N.D.G., à jouer au hockey ou à fumer d’infectes cigarettes indiennes. Et les week-ends, on zigonne à la Plaza Alexis-Ninon, rendez-vous obligé puisque tous les circuits de bus qui drainent nos quartiers convergent au métro Atwater.
Mai 1980
Les copains et moi assistons à un discours de Pierre Bourgault au Manoir N.D.G. Il parle de l’anglais comme d’un ennemi à abattre. Il n’habite manifestement pas l’Ouest. Avec les copains, c’est avec retenue que je parade pour le Oui, fleurdelysé à la main, dans les rues de Notre-Dame-de-Grâce.
Pendant ce temps à Saint-Luc, parties de soccer le midi : les Latinos contre la bunch. Dans les cours, des camarades m’apprennent les nombres, les couleurs et les jours de la semaine en espagnol, certains mots de vietnamien et quelques insultes en cantonnais !
La transculture n’est pas une abstraction.
Automne 1982
Difficultés à la maison. Le soir, je fugue dans les rues jusqu’aux petites heures du matin. C’est la joie de la découverte. J’arpente les beaux quartiers ceinturant la montagne. Je saute les grilles des cimetières. Un soir qu’il faisait frisquet, je m’endors sur le parvis de l’Oratoire et j’y passe presque la nuit. Entre Montréal et moi se tissent des liens. Nous nous apprivoisons enfin.
Juillet 1983
Première blonde sérieuse. Une fille du Plateau. Maniaque du vélo elle aussi, nous achetons ensemble nos Mikado Randonnée bleus. Pour aller de chez elle à chez moi, nous parcourons la rue Sherbrooke, du parc Westmount au parc Lafontaine. Elle me montre son coin, je lui montre le mien. Quand elle n’est pas là, je fais des escapades en solitaire, tâchant de pousser plus loin ma connaissance de la ville. L’Est ne m’attire cependant pas. Je préfère explorer Saint-Henri, juste en bas de la côte, passé la gare et le spaghetti de l’échangeur Turcot. Je me plais à imaginer mon futur appartement dans les mignonnes bicoques victoriennes du square Georges-Étienne-Cartier ou dans un loft des usines de la rue Saint-Ambroise qui commencent déjà à fermer.
Juillet 1984
Nouvelle petite amie. Elle vient de N.D.G. Montréal devient soudainement très romantique. On se quitte tous les matins au point du jour en descendant les rues Claremont, Vendôme ou Marlowe et on regarde le soleil se lever au-dessus du Fleuve. Le soir, je vais la retrouver à son job d’été, une fromagerie de la rue Monkland. Elle parle des clients de sa journée : Michel Rivard, Diane Dufresne, Joël Le Bigot…
Septembre 1986
Premier appartement, avec deux amis comme co-locs. Nous n’aurons finalement pas choisi la rue du Couvent, mais Querbes à Outremont ! Mon cœur reste néanmoins tourné vers la partie occidentale de ma ville. Ma mère habite désormais dans la petite municipalité de Montréal-Ouest, ville de compagnie, construite au début du siècle par le Canadien Pacifique pour loger ses cadres supérieurs. Mes visites (sur deux roues) chez elle me font découvrir Côte-Saint-Luc et ses synagogues de béton, Hampstead et ses manoirs, la rue Walkley et ses crackhouses.
Mars 1988
Déménagement avec mon frère sur Hutchison. Je l’accompagne parfois lorsqu’il va s’approvisionner en came sur Prud’homme, sordide bout de rue de N.D.G., coincé entre Sherbrooke et de Maisonneuve. Les dealers ont investi un bloc et ils surveillent la circulation à l’aide d’un rétroviseur d’auto fixé sur une fenêtre. Sur les toits d’en face, des vigiles préviennent l’arrivée des flics. Comme je suis un inconnu, on ne me donne pas accès à l’appartement alors que mon frère, client régulier, passe comme dans du beurre. Je reste dans le vestibule, un grand Jamaïcain peu bavard me gardant à l’œil. Plus je la connais, plus je l’aime cette ville.