[Automne 1992]
par Robert Legendre
Traiter des Amériques et de la photographie m’obligé à réfléchir sur ce qu’elles sont devenues aujourd’hui. On ne peut que traiter simplement des vastes espaces ou des réussites instantanées. On ne peut, non plus, s’attarder uniquement à la misère des pauvres ou des riches.
Le continent américain est un énorme chaudron. Qu’on le veuille ou non, il y mijote des gens d’origine, de culture et d’époque différentes. Un beau jour, il en émergera peut-être un authentique Américain. D’une couleur incertaine, il parlera une langue curieuse dont les racines seront anglaises, espagnoles, chinoises, vietnamiennes, japonaises, françaises, amérindiennes, etc. Le modèle politique et médiatique véhiculé actuellement reflète de moins en moins la réalité. On n’a qu’à passer devant quelques écoles de Montréal, entre autres, pour apercevoir et entendre un peu du futur des Amériques. Même avec ce clivage biologique, ethnologique et sociologique, chacun des individus du continent pourra développer, selon ses possibilités et ses capacités, une forme d’expression dans un champ de création personnel.
Ma réflexion sur la photographie pratiquée dans les Amériques va dans ce sens. Je ne peux établir un constat définitif sur un médium toujours en devenir et dont les paramètres technologiques sont également en constante transformation. Ne voulant pas verser dans le gigantisme ou le misérabilisme, je me questionne donc sur ma perception des autres et des ailleurs comme de moi-même, étant un nord-américain blanc, informé et membre d’une société bien nantie. Outre l’aspect technologique, facilement vérifiable, la réflexion sur les contenus est le seul lieu où l’on peut mesurer en profondeur l’évolution du médium. Ce questionnement se fonde sur la photographie, mais aussi, compte tenu de l’époque et du lieu, sur les autres médias de communication.
Quel est le degré de véracité et d’objectivité des images que nous proposons ou qui nous sont proposées ? Quel est notre degré de conscience et notre niveau de connaissance, nous, gens qui les produisons ? Comment ces images sont-elles perçues par nous, les « regardants » ? Avec la prise de vue numérique et le traitement des images ainsi obtenues, ces questions se compliqueront d’autant plus qu’elles ont été à peine effleurées par la photographie. Cette façon de faire est, somme toute, parfaitement américaine, respectant ainsi la tradition des conquêtes et des réussites, les conséquences n’étant pas du ressort des conquérants.
GO WEST YOUNG MAN, GO WEST…
Les portfolios retenus pour la réalisation de ce numéro de CV PHOTO nous font traverser les trois Amériques. Les origines ethniques comme les préoccupations culturelles et sociales des photographes ont vivement nuancé ces travaux pour leur donner une saveur particulière. Au nord (dans les œuvres sélectionnées), la préoccupation photographique pointe particulièrement la trace humaine plutôt que l’humain. En glissant vers le sud, c’est sur l’homme que l’on s’attarde comme sujet du discours. Enfin, plus au sud encore, les photographes retenus utilisent la photographie comme outil de questionnement et de développement. Nous avons sélectionné des auteurs dont les préoccupations formelles et le traitement visuel des images sont nettement différents. Tous, cependant, nous racontent avec vigueur leur Amérique.
Marc-Antoine Daudelin nous propose des vues de traces, refuges de l’homme se protégeant de l’extérieur ou trace d’hommes craignant l’inconnu. Seule l’image réalisée en bordure de l’aéroport nous montre un « petit d’humain ». Serge Jongué abonde dans le même sens en nous proposant la trace du passage de l’homme. Mark Ruwedel, quant à lui, traite des traces humaines en terme de violence considérée comme finalité. L’image des missiles ou des feux de forêts nous apostrophe collectivement et questionne aussi l’arbitraire, l’absurde et la bêtise. Milton Rogovin tranche de son regard et explore directement l’humain en se penchant sur les deux moments importants d’une vie. Au sud, on nous présente la description de réalités particulières aux lieux. Ce sont des photographies proposées par TAFOS. Grâce à cette approche, des changements surviennent suite à l’implication des gens dans une cause ou dans un projet. L’appareil photographique se fait alors instrument de changement et d’évolution.
Gerardo Suter, lui, présente des photographies qui ne se réfèrent pas directement à une idéologie ou à des gens. Elles ne citent pas un lieu d’origine, mais illustrent cependant, avec beaucoup d’énergie, une critique de l’humain et de sa condition. Chez Suter, le langage visuel s’articule autour des composantes mêmes qui forment l’image photographique, augmentant avec puissance, grâce à la maîtrise du médium dans son entier, la signification intrinsèque de l’oeuvre.
Robert Legendre a enseigné les arts visuels durant près de vingt ans, dont dix ans plus spécifiquement en photographie. Depuis le début des années 1970. Il pratique la photographie qu’il considère comme un langage II a participé à de nombreux colloques sur la photographie tant au Canada qu’en Europe.