[Automne 1992]
par Hélène Monette
Nous sommes venus ici pour nous casser la gueule et nous tordre le cou, tellement possédés par le ciel magnifique des forêts, les fleurs bizarres, les plaines tièdes, les montagnes couchées sur l’horizon, les plateaux de glace et les chaleurs qui troublent.
Nous voici, de Séville et de Cordoue, de n’importe où et les yeux vagues, obsédés, habités par Le Livre des Merveilles, et par l’or, et par Dieu, le cou constamment tendu vers le faîte d’arbres séculaires. Nous prévoyons marcher ainsi pendant des siècles, le nez en l’air.
Nous sommes contemplatifs, aussi trébuchons-nous dans les racines fortes et les trop gros cailloux, candidement voués au vaste, aux espaces marquants, aux territoires déroutants du Nouveau Monde qui ne s’achève plus, s’allonge et se perd au-delà de nous. Histoire de se faire plus pesants que le rêve, de rester bien plantés, debout, sur la terre indéfinie, nous traînons sur nous les dénégations de la mort, matières assez sales pour tuer. Nous avançons avec des réserves de mèches et de poudre à canon dans nos poches qui seraient encore assez lousses pour contenir tout l’or des palais japonais. L’Espagne nous a donné le monde, nous allons le prendre ou l’inventer. Le Grand Khan nous attend pour signer l’union de tous les royaumes que nous pourrons évangéliser. Nous, les fourbus aux angoisses tropicales, nous conquérons le monde à chaque foulée.
Nous nous engageons dans les sous-bois, nous effrayons les oiseaux avec nos allures de bêtes en métal, nos yeux effarés, nos destins sous zéro depuis cette Mer des Ténèbres traversée d’est en ouest. Que pourrons-nous bâtir dans cette contrée qui nous est donnée? Nous partageons des émotions roides et acres : ce pays n’est pas à nous mais c’est ici que nous allons flancher. Paraître au lieu d’être, le temps de rencontrer l’immensité, de la méconnaître; conquérir sans reconnaître avant de disparaître dans un monde à perpétuer.
Là où nous ne voyons rien, il y a des sommets glacés, des géants immobiles faits de pierre et de ciel, des pays escarpés de toutes les chaleurs. Maintenant que nous ne savons rien, nous oublions Panama, nos caravelles insulaires tournant et tournant, comme fouillant tous les Sud, si petits, innombrables. Nous ignorons le grand océan qui nous aurait mené plus loin, au pays des perles et des fleurs de soie.
Ici, il y a des milliers d’orangers, des fruits de toutes dimensions aux parfums suaves, des plaisirs plus frais, plus étranges, que nos déjeuners d’Espagne. Il y a des ruisseaux qui s’ébrouent la voix sur des herbes longues et lentes, des centaines de rivières et de lacs, sûrement, traversant des vallées de miroir, des collines oranges sous des cieux violets et, des deux côtés du Monde, il y a les océans inconnus, les mers inquiètes et des îles, parfois, quand les yeux tiennent bon sur l’azur pur et dur des distances indécises.
Puis, là-bas, le continent. L’immensité offerte aux chercheurs en déroute.
Le délire est déjà dans notre sang, tellement ils seront distraits, les conquérants. Ce fleuve n’est-il pas le Gange?
Nous ne porterons qu’un seul prénom. Amerigo. Notre identité scellée par qui n’a rien découvert.
Nous sommes venus ici pour nous perdre puisque l’erreur a la dimension d’un continent. Ne sachant pas ce qu’était conquérir, ni ce que pouvait signifier le déterminant vœu de coloniser sans rougir, ne cherchant plus où nous sommes, ne comptant plus sur les tempêtes pour saborder les rêves d’un fou, nous rencontrons ceux qui nous font étrangers; ils touchent d’abord nos visages et nos mains, ils rient de nos glaives et de nos pourpoints, nous les nommons Indiens puisque le maître parle et agit comme si nous étions en terre d’Asie.
Nous en avons fait des prisonniers de guerre, des vassaux sans droits, des élus de la misère, en avons déporté 500 dans les cachots d’Espagne, en avons tué d’autres sur le terrain miné de nos chimères. L’animal était clair, l’amiral était dur, nous vivions sous ses ordres à travers nos blessures : une étrange fierté de vivre, une détresse apatride, déboussolée, comme la sensation violente de se tenir au bord du monde, le sentiment de basculer.
La terre n’est pas encore ronde.
Nous nous sommes donnés tous les esclaves, nous avons nommé chaque bout d’espace, nous avons demandé à la terre de produire de l’or et des ponts de marbre, mais nous y avons trouvé des serpents et du sable, mais nous y avons cultivé du blé tant bien que mal, déroutés dans cet Orient occidental, les Indes de l’Ouest, le nowhere des colons fâchés, des illuminés et des repris de justice, la terre contée sur un bateau, le paradis symptomatique des lubies d’un marin d’eau douce, la quête à la fois fourbe et mystique d’un navigateur perdu, la terre à personne dans un monde promis à tous, un territoire découvert sous la pression insoutenable des fictions et des attentes : le Nouveau Monde.
Nous penserons aux Indes, il n’y aura pas de Japon. Nous dirons que les Bahamas nous appartiennent, le 12 octobre 1492, nous y serons. Le 28e parallèle, c’était la Floride, les chaises de parterre et les boissons froides; nous n’aurons pas ce repos. Bientôt Hispaniola, bientôt Santo Domingo. Plus tard, les Français et leurs martyrs, les Anglais et leurs gangsters. Toutes terres étreintes, le Nouveau Monde ouvert à tout blanc.
500 ans de nulle part, un demi-millénaire de distraction. Y a-t-il des Américains sur la terre?
C’est tout de même ici, les Indes occidentales. C’est une folie dans l’histoire et tout le monde est conquis. Ici, nous n’avons pas d’épices mais des cristaux de neige, mais de la poudre à narines et du fiel de carrière. Ici, point de naïfs à évangéliser, mais des guerriers de l’émergence qui touchent du condo pour sauvegarder leur chance.
Plus bas, ilya d’autres Angleterres, d’autres Espagne chimériques, d’autres Espagne mêlées d’Afrique, quelques Portugais, d’incertaines France, et le bout du monde s’écrit comme un volcan.
Plus haut, il y a des glaces et des légendes, plus beaucoup d’ours mais un terrible bruit de ferraille dans le vent. Les nouveaux boss, copies conformes des amiraux de la Conquête, bozos de luxe aux délires uniformes, disent qu’il n’y a rien là, qu’il n’y a à peu près personne, que ce n’est à personne, ces baies et ces rivières, cette faune et cette flore-là, cet hiver de terre dans la toundra, ce ciel du Nord, aveugle et sourd, gavé d’avions fous.
Plus haut que les géomètres, le ciel du Nord crie. Autour et plus bas, ici et là, les épinettes tremblent et les chouettes s’égarent. Les huards somnolents à l’aube, les érables perdent la tête, et la sève, et le sucre. D’infinis dialectes, perles de mots, phrases sculpturales, cherchent le soleil dans la paperasse.
Ailleurs, beaucoup plus bas, vraiment très très bas, au pays de la paranoïa, on se distribue des trophées en croquant des barres-diète au chocolat.
Nous descendons de Lincoln, d’Allende, de La Salle et de Riel. En tout cas. Nous ne sommes pas rien même si nous sommes nulle part.
Nous vasons dans un espace-temps aussi concret qu’une tonne de briques, aussi clair qu’une publicité. Le néant doré des Amériques. Nous vaquons à nos sparages dans un silence aussi pompier que la terreur et, dans la même scrap de frayeur, dans la même gamme de couleurs, nous avons un noir de panique, un rouge crime et un jaune pour le scepticisme, et un autre jaune, moins riche, pour l’aigre douleur portée par tous les fratricides qui se sentent toujours visés lorsqu’un autre sert de cible. C’est l’incendie qui nous mène, la fièvre qui nous mord. Flambent les mentalités, les valeurs, les peurs. On regarde le spectacle, des brasiers géants, sur l’écran nourricier surplombant le quotidien, ce qu’on peut avoir vécu, ce qui décore le salon, une vie américaine qui change de chaînes, tombe à toutes les stations.
Qui nous a vendu l’âme d’une Chrysler en remplacement de notre coeur de cochon? Qui nous a légué un petit Nord semi-vidé et tout fauché? Qui nous a taxés d’effrayés? Qui nous a fourni en réclames crasses et puritaines, en demi-plaisirs futiles, en free-base comme en sex-appeal? Qui a fait d’un continent aux mille climats, aux millions de passions, une appellation contrôlée? Qui s’est flambé un quart-de-cervelle au bourbon un soir d’élection?
Qui a dit que nous étions américains, un par un, et tous, arrivés nulle part comme partout ailleurs, contraints au bout de pain, en bout de ligne, au superflu comme rengaine, au sou le sou comme migraine, à l’avidité comme maladie nerveuse, mais tous, enfin, tous contre l’Amérique? Une histoire au rancart, un terme cynique, un pluriel hypothétique, les Amériques du Salut?
Quels droits? Quelles libertés? La liberté d’être une statue débraillée ou celle, ploguée exceptionnelle, de marcher droit, très droit, vers l’américanité et ses théories du bien-vivre fondées sur de la confusion propre, des hymnes de paille et des flambées de lois? Et voilà pour les vaches : de l’herbe rouille, des seaux d’acide. Et voilà pour le président du U-turn of life, et tout autant pour ses reprographies de province : le petit écran du pauvre qui zappe tout le temps, fuit les sornettes mais consomme du vent.
Qui ne s’en ferait pas un chagrin de taille sur la Place de Mai? Qui s’est éreinté de justice à Managua? Qui joue au flic dans les dépotoirs de Bogota? Qui a des yeux gris où se mirent les mouches grasses et le cuisant dépit? Qui mange à sa faim au pays malingre des chrysanthèmes en série? Qui aspire du ciment et masque ses enfants? Qui change les draps à Puerto Plata? Qui se maquille en catin au Wyoming, en diva de rien au Wisconsin, ou en fille ordinaire dans un bled éperdu de pâleur au fin fond de l’lowa? Qui fait peur aux oiseaux au pays de la mitraille? Qui donnera à manger aux chiens ce matin de funérailles? Qui s’en va à jamais chasser le béluga en distillant une mort épaisse, un noir d’encre, dans la mer embaumée?
L’Amérique du mort, c’est une grosse baleine facile à installer dans le filet des Amériques.
Hélène Monette, membre fondateur de la revue Ciel Variable, a publié récemment deux ouvrages : Le Diable est aux vaches, aux Écrits des Forges, et Crimes et chatouillements, chez XYZ.