[Hiver 1992-1993]
Originaire de Drummondville, Normand Rajotte vit et travaille à Montréal. Depuis plusieurs années, il partage son temps entre sa production personnelle et son gagne-pain de photographe pigiste. En 1978, il a publié, aux éditions OVO, un livre intitulé: Transcanadienne sortie 109.
Depuis 1981, Normand Rajotte a choisi le paysage comme sujet de prédilection de son travail photographique.
par Serge Jongué
Il aime la façon qu’a Normand de décrire les gestes de la photo. Il parle de « travail à main levée »: entendre qu’il n’y a pas de trépied dans l’affaire parfois; il parle aussi de « tomber juste » à propos d’un calcul d’exposition, de lumière. Ni bavard ni pédant, il n’utilise jamais l’expression « acte photographique ».
Son ton de causette, de jasette me rappelle ces discussions de cour d’école quand, au sortir d’un examen, nous nous échangions mi-anxieux, mi-joueurs, les résultats de nos élucubrations. Moments cruciaux où nous soupesions, où nous jaugions de nos aptitudes, de nos chances à être admis à la bonne place dans l’avenir lointain et brumeux des adultes. Moments oubliés aussitôt que cloche sonnait, nous autorisant pour quelques heures à retrouver la vraie vie: rues, chemins de traverse, terrains vagues, habités du cortège de nos fantasmes d’enfants.
En photographie, Normand buissonne: il a pris le parti de retrouver et de garder sa vision d’enfance, fraîche, sans filtres. Comme beaucoup ici, drainé d’abord par le courant du documentaire urbain et social des années 1970, il bifurque, au tournant des années 1980, vers le territoire secret des arbres et des rochers, vers le calme de lieux habituellement traversés à la hâte par des congénères plus soucieux d’exploits sportifs que de conversations intimes avec Dame Nature.
Nature. Élevé à la ville, « à la limite de la campagne », comme il se plaît à le dire, Normand Rajotte écoute le « respire » des arbres, contemple la pulsation des pierres, la caresse de la lumière sur l’entrelacs des branches dans le bois, le cinématographe des formes esquissées, un instant, sur l’onde d’un ruisseau, d’une rivière.
Ne pas s’attendre à panoramas. Normand ne cherche pas à capter le paysage: il s’y coule. Ce qu’il en explore, ce sont en définitive surtout les coins. S’il y a démarche, c’est plus celle du glaneur de « lieux trouvés » que celle du cartographe. Quant au parcours, il est confié à hasard plutôt que consigné dans un itinéraire bien fignolé.
De cette rêverie du promeneur solitaire naît un regard d’un anthropomorphisme irrépressible, galopant. Arbres surpris en danse d’amour, troncs s’étreignant à l’orée d’une clairière. Mais aussi souche sciée, blessure, arrêt de vie poignant, pin tombé, terrassé, barrant chemin. Les images de Normand ont plus à voir avec la palabre qu’avec un discours cartésien. Elles ne sont surtout pas les illustrations d’un sermon de bon ton sur la protection de la nature. D’ailleurs, si l’on remonte dans le temps, au début des années 80, l’écologisme façon Québec était plutôt balbutiant. Et puis on parlait peu, hormis Lamothe, des Amérindiens, de leur commerce particulier avec la nature. Et puis eux parlaient moins fort qu’aujourd’hui. La photo dite de paysage était poliment méprisée: on s’occupait tant à définir le visage des gens du pays que l’on en oubliait le pays lui-même. Sauf Normand.
Mais, au fait, de quel pays s’agit-il au juste? Étonnant de savoir, après coup, que telle photo a été faite ici et telle autre en France ou aux États-Unis. Pourtant, souvent ressort le même sentiment. Comme si Normand cherchait partout la même chose. Archétypes, stances fondamentales à tout être humain. Atavisme, préoccupations: vie, mort, amour, détresse.
Je revois la pierre-baleine aux yeux fermés, l’arbre-requin édenté, surgi du faîte des arbres. Je me rappelle la tête de mort-rocher, surmontée d’un tricorne de pirate émaillé de lichens, et cette autre tapie sous l’eau, traversée d’écume. Et la grosse pierre anguleuse, sa façon de se parer d’ombre pour mieux m’interroger. Totémisme universel, fétichisme d’âme. J’aime que la nature se laisse voir de la sorte à Normand. J’aime la latitude qu’il m’offre à la regarder, à y transcrire mes propre intimités mentales, mes propres secrets.
J’aime l’invite faite à y dérouler mes histoires imaginaires. « Ça » me plaît.
Serge Jongué, photographe et journaliste, a étudié la littérature à l’Université de Provence et à l’Université de Montréal. Il expose régulièrement ses photographies depuis 1985. L’immigration est le sujet principal de son travail.