Bertrand Carrière – Michel Campeau, La brèche aiguë de l’œil dessous la porte

[Printemps 1993]

par Michel Campeau

Un homme se tient debout dans le mouvement saccadé d’un train. Sa vie de lui s’éloigne dans la traversée des frontières, celles d’une géographie intérieure et de ses colorations affectives, celles des indéterminations et des incertitudes dans Tailleurs de ses pérégrinations.

Dans la vélocité des panoramiques latéraux, il tente de retenir son éclat dans l’image de cet impossible paysage qui déferle, ahurissant. Un reflet indécis et fugace, inspiré par le désir de mimétisme, la caméra envisageant le regard dans l’approximation de son cadrage, qui pour autant ne se substituera jamais à la véritable complexité de la sensation de voir. Dans ce décor troué d’infini, cet homme, Bertrand Carrière, ne sait rien de ce monde et des réalités qui l’appellent et l’invitent à « subjectiviser » ses désirs.

Ainsi centré sur l’intérieur, il se détourne brièvement, dans l’occasion offerte, du trompe-l’oeil de la photographie et de ses hyper-réalités blafardes. Il indique sa présence indissociable à la création d’un projet pressenti, et ressent sa durée provisoire dans l’éphémère de cette réverbération lumineuse. Intuitivement, peut-être cherche-t-il à retrouver en lui les traces inédites, éclipsées par une ombre interne. Devant soi, un temps fragile de la mémoire, une conscience aiguë, douloureuse, précisément due à cette exactitude arrachée confusément à l’« immaîtrisé ». Images hésitantes aux contours indéfinis, heurtées par les désarrois de l’âme, déplacée vers ce fatras des codes culturels et sociaux qui lui sont inconnus. Imagerie du privé au contraste détonnant devant ces images subséquentes, dont je ne saurais ici parler, privilégiant la confusion des faits et des intuitions poétiques du littéraire.

Lorsque le train en gare enfin s’éveillera au petit matin, pour l’abandonner, vacillant, indécis, dans un lieu insolite, au milieu d’une ville au dialecte ignoré, son esprit sera submergé par la banalité de quelque chose de plus profond, de vrai ou d’imaginé, de réel ou de mythique, où il puisera son courage et sa ferveur. Dans notre quête vers la sincérité, on ne fait ombre à personne à vouloir être soi-même, et il est légitime que Ton tienne au respect inflexible et généreux pour ce que Ton crée. Déjà nos images nous distinguent d’une photographie et d’un art au savoir précieux, de son intellectualisme, de ses dogmes pontifiants, de ce bric-à-brac insolent, dérisoire et futile.

Beaucoup plus tard, quand il reviendra chez lui, pensif, étranger à lui-même, pourchassé par l’espace, les lieux et les odeurs qu’il a désertés promptement, il sera néanmoins, je l’espère, touché à nouveau par la tendresse des êtres qu’il aime. Puis, observant avec une extrême méticulosité les images providentielles qui le retiennent dans son projet en devenir, il doutera un certain temps de la valeur et du sens de ces illusions cueillies pêle-mêle, dans l’aléatoire des circonstances. Pour comprendre en définitive que ce qui l’effleure, le remue, Tébranle et le renverse ne s’atteint qu’en dedans de soi. À des distances qu’il croyait infranchissables, une douleur sourde se sera détachée de son socle, méconnaissant le lieu béni de cette conversion.

Un jour, en regardant ses épreuves, j’invitai Bertrand à poser son regard sur une photographie que je trouvais particulièrement signifiante et qui m’allait droit au cœur. Je m’indignais de l’abandon de cette épreuve, laissée pour compte au fond d’une boîte: une image dans un train, dans laquelle un enfant dort allongé sur la banquette, à droite, vue de l’entrée d’un compartiment. À gauche, un homme est assis et regarde par la fenêtre l’irréalité du paysage qui se déroule sous ses pieds. L’enfant sommeille, et ses rêves nous sont interdits. L’autre passager, qui possiblement l’accompagne et le veille, qu’a-t-il emporté avec lui de son passé? Peut-être dans ses papiers entremêlés, la photographie d’un être bien-aimé aujourd’hui disparu? Où va le temps qui se distend et fuit dans l’instant même de nos vies?

Hanté par tout ce qui Ta fait naître, l’artiste lui-même ne peut feindre d’ignorer la prégnance des photographies qui lui sont antérieures. Celles de tous ces pères « spirituels » qui nous ont devancés dans nos pérégrinations terrestres: Koudelka, Depardon, Frank, A. Freed, etc. L’écho visuel de leurs travaux nous attira variablement à suivre leurs traces. Les photographies de Dytivon et de Wenders ont laissé des marques immédiates dans le projet de Bertrand sur le cinéma. Notes sur la cinématographie emprunte et modèle son esthétisme à l’album de Dytivon sur les productions filmiques, et son titre au journal du cinéaste Robert Bresson. Plusieurs nécessités et déterminations ont assurément traversé l’enchevêtrement des décisions, du savoir-faire et des connaissances de Bertrand. Ainsi, l’œuvre Conversation avec l’invisible réalisée ici en alternance avec Notes sur la cinématographie est empreinte de la présence mobilisante du « fictionnel ».

Dans ce feu ardent d’échanges et d’influences, je crois que la trajectoire singulière qui nous lie à la photographie fut transformée radicalement par la reconnaissance dans l’œuvre de Robert Frank des références biographiques par lesquelles il assume d’instinct l’errance et la solitude avec ceux et celles qui l’accompagnaient dans son travail et son périple. Ce bouleversement historique pour la dialectique de ces allers-retours féconds entre le privé et le public s’invente justement dans la toute dernière image de l’album The Americans où Ton observe sa compagne de l’époque et son fils à l’intérieur d’une automobile immobilisée en bordure d’une route désertique, et que Ton peut supposer que sur la banquette arrière dormait allongé dans la lassitude des longs trajets l’autre enfant du couple. Cette œuvre ultime préfigure les inscriptions des reviviscences de sa vie dans la matière filmique et photographique qui s’offrira à Frank ultérieurement. Un jour, dans les années quatre-vingt, Bertrand annonça inopinément à un camarade que Josée, sa compagne, était enceinte. Abasourdi par cette nouvelle, Tami en question tomba des nues, comme s’il y avait habité sa vie entière. Dans les instants qui suivirent, n’arrivant plus à contrôler ses gestes, il ouvrit malencontreusement la cuve de développement de ses films à la lumière vive, les voilant irrémédiablement. Cette annonce, en soi fort réjouissante, avait remué de toute évidence de lointaines émotions enfouies, et soumis à un déséquilibre excessif, un pressentiment intolérable de l’irrésolu dans les régions voilées de sa mémoire.

Cette époque obligea Tami à des remises en question décisives, et parallèlement à sa vie, à la mise en péril de l’esthétisme et des exigences qui avaient prévalu jusque-là dans ses travaux photographiques. Pour saisir alors l’extrême nécessité des images et de l’écriture, l’urgence de leur intercession entre sa conscience et ses perceptions troubles de la réalité, ce qu’elles nouent et dénouent en tant que métaphores ou objets symboliques.

Pour espérer atteindre ce qui, dans la réalité observable, se dérobe et se refuse à l’entendement, il s’est employé à scruter la matière primitive, archaïque des photographies. Dans l’entrelacement obsessionnel du dedans et du dehors, il s’est laissé glisser lentement dans l’envers du décor, pour y interroger les tensions et les silences embusqués. C’est ainsi que Tâme se cristallise dans le réel, dans le dédoublement fluide du télémètre de l’appareil, et qu’avec une prudente délicatesse nous entrecroisons la présence des êtres venus à ce rendez-vous inespéré des affections. Puisse ce pèlerinage adoucir le chant fragile qui porte nos destins. Dans cet indicible « pressenti », cet ineffable amour, Bertrand Carrière a créé une œuvre charnière à la jonction du devenir, comme le sont toutes ses œuvres par lesquelles on cherche inlassablement, mû par une ferveur inébranlable, l’intense besoin de calmer nos frayeurs d’enfant, de chasser ces spectres gigantesques qui, imaginés, agitent leurs idées noires dans l’invisibilité nocturne d’où Ton voudrait se soustraire par la brèche aiguë de l’œil dessous la porte. S’évader d’une chambre close pour réapparaître sommeillant, allongé sur la banquette d’un train ou d’une automobile, nos parents bienveillants, penchés sur le souffle léger de notre jeune vie.

Michel Campeau s’intéresse principalement aux stratégies autobiographiques exercées dans le parcours de la documentation intimiste, ce foisonnement de l’autobiographie étant l’intermédiaire décisif qui féconde l’existence et l’affect des événements en apparence anecdotiques. Il rend hommage aux êtres et aux lieux qu’il affectionne. Son travail photographique marqué d’une profonde subjectivité traverse les trois dernières décennies de la photographie québécoise Il publiera prochainement, en collaboration avec la galerie Séquence de Chicoutimi. Éclipses et labyrinthes, 1988-1992. « La brèche aiguë de l’oeil dessous la porte » témoigne de son intérêt pour l’écriture, en tant que lieu exploratoire et parallèle à sa pratique photographique, et fut rédigé à la demande amicale de Bertrand Carrière.