[Printemps 1993]
En 1992, elle a publié un album chez McClelland & Steward dont le titre est The Dance Photography of Cylla Tiedemann. Les photographies de Mme Tiedemann, dont celles publiées dans ce numéro de CV Photo, sont distribuées et diffusées par la Jane Corking Gallery de Toronto.
par Andrée Martin
Il y a de ces photographies qui contiennent le monde. Comment ne pas être un peu pensif devant de tels actes. Comment ne pas s’interroger face à l’efficacité signifiante de ces images.
Pourquoi certaines photographies créent-elles instantanément, lorsque nous les croisons du regard, une sorte de magnétisme, de fascination qui nous force, presque malgré nous, à freiner notre corps et à pointer notre regard sur elles?
Instantanés immobiles qui dévoilent toute la force et la séduction de ces moments uniques qui appartiennent au temps perdu, à la mémoire enfouie au plus profond de nous-mêmes. Quel peut bien être le secret de ces symptômes humains? Où puisent-ils leurs substances signifiantes?
Force de la séduction, renouvellement perpétuel du signe, ordre— gestus—et transgression—gesti-culatio—la présence du corps dansant en photographie crée, à elle seule, ce ratio magnétique capable d’englober les êtres et les choses; capable de contenir le monde.
La fonction communicative— émotion, extase, affect et énergie —et l’ambiguïté du corps, de sa définition et de ses fonctions— l’âme, la fonction sacrée de certains gestes versus la séduction, la reproduction et la sexualité—créent en quelque sorte une fascination quasi sans limites face à cet obscur objet de désir. Envoûtement du spectateur-voyeur soutenu par cette matière en ébullition, ce composé de chair et de pensées, cette unité à laquelle on ne peut échapper. Ce corps qui nous fait à la fois jouir et souffrir, ce corps, centre du monde, le nôtre.
Cylla von Tiedemann, et sa quête perpétuelle d’instants du corps dansant, reproduit ce profil de l’être humain fasciné par lui-même. Elle nous « parle » du corps à travers l’acte photographique, crée des niveaux de distanciation d’avec le réel corporel de la danse, tout autant qu’un acte référentiel; sorte d’ancre qui l’empêche de dériver au-delà de l’être dansant qu’elle a choisi de fixer. Ici, la danse et la photographie se découvrent, s’observent, se rapprochent et se fondent, l’une—la danse— dans l’autre—la photographie.
Passion, action, langage, signe et plénitude sont ces instants toujours renouvelés du corps qui danse. Reproduit sous le pointillisme photographique, ce corps n’agit plus comme force dynamisante véhiculée par le mouvement, ce corps ne bouge plus, n’existe plus qu’à travers cette sorte de miroir infidèle de la réalité. Aux antipodes de la photographie, la danse puise tout son sens à travers l’immédiateté du vivant et du réel. Avec le geste dansé, on est en présence d’une matière mouvante, une sorte de synthèse du corps et de l’homme (homo erectus) tout entier, un va-et-vient de gestes et de chair contenu dans une inévitable permanence de l’instant.
Pour la chorégraphe française Karine Saporta, la danse est un art qui prend chair dans la chair. Le corps dansant, c’est une circulation d’énergie, un modulateur temporel, un sculpteur d’espace, une « unicité matérielle » (U. Eco, La production des signes) et spirituelle.
Il semble que la danse soit une production constante de matériel signifiant, « un modèle de contenu qui n’existe pas avant d’avoir été exprimé » (U. Eco, La production des signes). Cette nature même du corps dans l’acte de la danse, cette fonction sémiotique toujours en train de se faire et de se refaire, rend donc impossible sa reproductibilité photographique.
Un hiatus grain de peau / chair photographique, chair du corps / grain photographique, corps séducteur / désir de séduction, argile matérielle / trace lumineuse, émanation du réel / mémoire virtuelle, instantanéité / postériorité, moment éphémère / souvenir éternisé qui empêche la photographie d’être le témoin absolu de cette circulation de signes, de cette dialectique de l’intérieur et de l’extérieur.
Mais, c’est curieusement à travers la virtualité sémantique du geste dansant—dont elle se détache—que se retrouve la photographie de danse.
Vision parcellaire, isolement du corps, arrêt du temps et suspension du geste, ce langage iconique du corps procède de l’étrangeté et de la fascination des genres hybrides. Il est la trace indélébile d’un instant de danse, la trame du souvenir d’un corps en mouvement, puisque toute photographie présuppose un avant – une action, un être—un petit quelque chose, quelque part, qui a déjà existé (voir à ce sujet: La chambre claire de Roland Barthes).
Malgré cette existence antérieure, l’image photographique de danse n’est pas pour autant un objet référentiel pur, un prolongement de la danse où Ton tenterait de voir simplement un corps en acte. Au contraire, le photographe qui reçoit l’appel du corps, l’appel des appels, n’a d’autre alternative que détraquer l’émotion en oubliant le réfèrent. Ce n’est pas au travers de son identité chorégraphique, mais ailleurs, qu’il cherche instinctivement à méduser le corps dansant.
Provoqué, troublé, captivé, intrigué, ce « chasseur de proies » nous donne à voir ce que presque inévitablement l’œil ne nous permet pas – ne nous permet plus – de capter. Un flot d’instants éphémères dont la rétine a perdu la trace, ces moments dont elle ne pourra plus jamais recevoir la lumière; un mouvement en plein vol, le détail du corps dans ce même mouvement, un déséquilibre. Ces corps médusés par l’œil, le troisième, le photographique, sont soudainement libérés du poids gravitationnel qui les limite. Cet objet de libération qu’est l’appareil photographique fait donc parler le corps, joue avec lui, en extrait du sens, travaille sa matière, lui donne une image-fixe—le met en quelque sorte en scène. Une mise en scène bien en deçà et au-delà de ce à quoi la danse dal vivo nous avait habitués.
Moment de chasteté dérobé au hasard d’un saut, d’une chute, ou du regard intensif ié du danseur, l’acte photographique englobe toute l’entité du corps mouvant, nous en présente des bribes totalement dissociables de la réalité chorégraphique, de sa « côte d’Adam » qu’est la danse vivante et transpirante.
La genèse de ces images se retrouve à travers la masse sculpturale du corps qui a dansé pour elle, à travers le grain de sa peau et l’énergie de son mouvement.
Cette surenchère du corps dansant sur l’image lui rend toute sa puissance séductrice, en fait un objet de séduction. L’important degré esthétique et dramatique du corps, et du geste dansé qui en découle, capte notre regard de spectateur, nous hypnotise.
La danse, ce corps séduit qui séduit à son tour, nous entraîne dans sa spirale séductrice. Notre besoin de séduire et d’être séduit est donc tout entier contenu dans cet acte qu’est la danse. C’est ce manège ensorceleur qui pousse des photographes telle Cylla von Tiedemann à se livrer à ce jeu des passions du corps. Ces passions prennent forme à travers cette merveilleuse entité corporelle et situent ainsi la photographie de danse à mi-chemin entre l’étrange et l’irréel. Ces images de danse sont une sorte d’émanation de désirs déposée sans scrupules sur le papier photographique. Une émanation parfois telle qu’elle porte la photographie au premier stade de l’érotisme, faisant de nous—spectateur—regardant—des voyeurs en règle.
C’est un peu comme si l’inaccessibilité de ce corps à l’image créait en nous une envie encore plus forte de le saisir, de le toucher, d’en caresser les contours anguleux ou fluides; hautement charnels par-dessus tout. Ces corps évanouis sur la surface sensible du papier s’offrent à notre regard, se donnent sans limites, permettant ainsi à l’être regardant de laisser libre cours à son imagination et à ses fantasmes face à ce danseur immobile.
La photographie, cette écriture par et avec la lumière, crée donc un ailleurs du mouvement dansé, une image-suggestion tout autant qu’une image-séduction. Fracturant le réel, n’en dévoilant que certains indices, la photographie opère une transmutation du geste dansé en matière picturale, nous donnant à voir une sorte de chimère du corps dansant.
Fugitive, la danse ne vit que dans et pour l’instant présent. Photographiée, « elle s’inscrit dans la durée et dans un état déterminé une fois pour toutes » (P. Dubois, L’acte photographique et autres essais).
C’est ainsi que la photographie libère la danse de son caractère éphémère, la fixe, et lui confère une forme et un sens pictural proprement photographiques. Elle éternise des fragments de danse par delà leur propre absence, et au-delà de la présence réelle du corps. Au risque de perdre une part importante de son identité originelle, la danse se dégage du corps et des limites gravitationnelles qui la caractérisent pour devenir autre, visuelle, picturale, histoire ou mémoire d’instants séducteurs irréels et imaginaires. À vous d’y voir!
Andrée Martin mène, depuis plus de sept ans, une recherche sur les rapports entre la danse et l’image (photographie, vidéo, cinéma). Diplômée de l’Université de la Sorbonne (maîtrise en danse et DEA. en esthétique et sciences de l’art), elle y rédige actuellement une thèse de doctorat sur « l’image comme représentation formelle de la danse ». Parallèlement à ces recherches, Andrée Martin travaille comme photographe indépendante depuis 1986, et a dansé comme interprète et soliste à Paris (notamment sous la direction de Christine Gérard de la compagnie Arcor). Mme Martin a également publié des articles sur les rapports entre la danse, la photographie et le cinéma-vidéo. Elle a exposé à la Bibliothèque Nationale de Montréal une séquence photographique de danse intitulée Flore…où te caches-tu?, et a réalisé deux courtes fictions vidéographiques de danse, l’une en 1989 à Rome : Racconto sema storia. et l’autre en 1991 à Montréal : SSSs…