[Été 1993]
par Marcel Blouin
« Ce sont des surfaces que l’œil a de la peine à saisir en leur entier, et qui exigent un balayage ou une lecture de type cartographique.»1
Visage, nature, architecture. Des thèmes obsédants pour les artistes. Avec la publication, dans ce numéro, des portfolios de Claude Baillargeon, Nicholas Amberg et Roberto Pellegrinuzzi, je me permets de jeter un regard sur la photographie, en toute liberté, par le biais de la notion de territoire et avec l’aide de Régis Durand, Gilles Deleuze et Félix Guatarri. J’insiste sur la notion de libre interprétation. Liberté, maître-mot.
Le territoire appartient ou n’appartient pas, voilà la question en Amérique. Territoire et propriété. S’approprier, en image, un territoire et le remettre, le donner, l’offrir au spectateur qui, à son tour, prend part à l’action. Dans son tout petit-espace-mémoire-conscience-inconscience (un territoire intérieur déjà rempli à ras bord), le spectateur reçoit ou rejette les images qui lui sont offertes. Combler le vide intérieur du spectateur, une histoire de territoire.
Amberg
Le visage fait appel à la dichotomie : rien à cacher et visage à plusieurs faces. Dans tous les visages se cache l’histoire de l’humanité, visage photographié au grand format, texture, épiderme, petits trous, joues et contours prenant des proportions de paysage et d’architecture. Tout finit toujours par se retrouver en un point concentrique, un peu comme si paysage, visage, architecture, nature, écosystème se rencontraient en un point central, unique. La photographie est-elle monothéique?
Le visage est accessible à tous! Tout le monde peut s’intéresser ou se désintéresser d’un visage. Regarder un visage, c’est prendre conscience que l’autre existe et que nous avons, nous aussi, un visage. Mon visage est différent, mais j’ai un visage. En quoi et pourquoi nos visages sont-ils différents? Le visage est universel et banal à la fois. Nous avons tous un visage. Visage, paysage riment avec photographie, tout comme ils riment avec peinture. La photographie de visage en gros plan nous amène à nous dire : nous fûmes à l’origine des magmas moléculaires. Nous fûmes. Jésus-Christ fait partie de notre mythologie, son visage est gravé dans notre mémoire, que nous soyons athés ou croyants.
La photographie de visage précède l’invention de la photographie. Qu’est-ce que l’histoire du Christ si ce n’est photographie de visages, de corps (en commençant par «le corps du Christ») et de paysages (le désert, territoire du jeûne)? Une photographie de visage n’est pas l’équivalent d’un portrait. Le portrait permet une identification du sujet photographié. La photographie de visage, non. C’est la relation entre la photographie et son sujet que l’on regarde. Sans miroir, sans reflet dans l’eau, sans réflexion de son propre visage d’aucune façon, sans la photographie, le visage ne pourrait être que celui de l’autre. Le nôtre serait sculpture sous les doigts d’un conjoint, empreinte dans le sable, tout au plus. La macrophotographie est un regard amplifié sur la mise en scène, un document objectif à l’extrême construit sur une réalité. S’agit-il de portrait ou de photographie de visage-paysage? «La tête est comprise dans le corps, mais pas le visage. Le visage est une surface : traits, lignes, rides du visage, visage long, carré, triangulaire, le visage est une carte…»2
Regarder un visage, c’est se dire intérieurement : «J’aimerais avoir ce visage, ou au contraire, je ne voudrais pas échanger mon visage avec celui-ci pour rien au monde.»
Baillargeon
Le calcul de l’architecte. Organisation des espaces. Baillargeon donne l’impression d’avoir pensé, au préalable, la disposition des objets, la provenance de l’éclairage. Mais non, il n’en est rien. Le naturel (influence de l’école américaine) est important pour ce photographe chez qui la rigidité de la ligne n’est pas un obstacle à la chaleur du rendu de l’image. «L’architecture placeses ensembles, maisons, villages ou villes, monuments ou usines, qui fonctionnent comme visages dans un paysage qu’elle transforme.»3
Le territoire : «cela a doublement été.»
Ce qui fut photographié a existé, que la réalité ait été mise en scène ou non. Voilà une particularité de la photographie, voilà ce qui la rend si attrayante, fini le débat sur l’objectivité. Les dispositifs complexes semblent faire place à une hypersimplicité-objectivité faisant appel à : «cela a doublement été» tellement vous êtes devant un objet simplement photographié. Plus souvent qu’autrement, le sujet est de face et centré (…et la règle des tiers?). La simplicité de l’image nous offre plusieurs pistes de lecture-visionnement-compréhension de cette même image. Elle est donc complexe. Plus l’image est simple, plus sa lecture nous amène à nous poser des questions. «Toute la photographie pose au spectateur la question de la croyance et de la confiance en ce qu’elle lui montre.»4
Pellegrinuzzi
Au delà du procédé physicochimique, la photographie et la nature obéissent à des règles qui fascinent l’humain et, tout particulièrement, le scientifique, le collectionneur, le botaniste, le photographe, le philosophe et l’artiste.
Les œuvres de Pellegrinuzzi nous rappellent les herbiers et autres collections d’éléments naturels. Pellegrinuzzi n’est pas un observateur de la nature, mais un dompteur. Dompter les forces de la nature (dompter ses propres passions?), dompter : en enfermant dans des cadres (cages). «Chasseur de feuilles», il désire les épingler, les attraper, les isoler, pas pour les exterminer, mais plutôt pour les dompter, pour dompter le règne végétal. Avec l’aide du microscope, profiter de l’objet mis en cage, «grossir les objets captifs, pénétrer au cœur des choses». Faire appel à des instruments, bien sûr la caméra, mais aussi à ceux que l’on pourrait retrouver dans un laboratoire d’alchimiste qui n’aurait pas survécu à l’Inquisition : des éprouvettes, des pinces, un microscope au milieu de croquis et de maquettes.
Intégrées à un dispositif fort simple, les images de son plus récent travail intitulé Le Chasseur d’images sont faciles à lire, sans manipulations et donc…complexes. Il s’agit de «trophées», de victoires sur la nature qui trahissent son rapport à l’«essentiel», son rapport au réel, sa recherche de la vérité. Le dompteur, en essayant de dominer la nature, reconnaît ainsi l’existence de forces supérieures. Il s’agit de vaines tentatives d’appropriation de la nature par l’homme. Il interagit avec la nature, ce qui est fort différent du fait de se contenter de l’observer ou d’en subir les cycles et les caprices. Il joue avec le territoire. Les feuilles de Pellegrinuzzi ne font pas référence au «ça a été», mais plutôt au «voilà c’est ça».
Concernant la beauté de l’association «feuilles-photographies» chez Roberto Pellegrinuzzi, Sylvie Parent nous fait remarquer avec justesse dans les pages qui suivent : «Ces exercices se heurtent à l’imperméabilité des lois naturelles qui régissent leur élaboration.» Oui, en effet, la réalité est rebelle à la photographie, et celui qui l’utilise en tant que moyen de perception de ce qui l’entoure est condamné à vivre cette frustration. Ceci étant dit, cette frustration est chez le photographe chasseur de vérité ni plus ni moins grande que chez le scientifique ou le philosophe.
la recherche de la vérité mon obsession
Dans le petit livre intitulé Histoire de la photographie, collection «Que sais-je?», on trouve à la page 75 : «Dans tous les pays, la photographie «artistique» a trouvé durant le quart de siècle qui a précédé la première guerre mondiale ses maîtres non dépourvus de talent, ses adeptes pleins de bonne volonté, ses esthéticiens sûrs de leur fait; mais c’est aux États-Unis qu’elle a subi une mutation profonde sous l’influence d’Alfred Steiglitz (1864-1946). «La photographie est ma passion, la recherche de la vérité mon obsession», déclarait-il. Il ne cesse de lutter pour faire reconnaître la photographie comme un art autonome.»
«La photographie est ma passion, la recherche de la vérité mon obsession.» On retrouve dans ce passage toute la naïveté de l’époque et toute la fraîcheur aussi. Sans complexe, sans détour, «la recherche de la vérité mon obsession.» À quelques nuances près, j’ai l’impression qu’il y a un retour à cette recherche de vérité en photographie et cela n’est pas sans me faire penser à la notion de territoire.
Bien sûr, on sait maintenant que la photographie n’est pas objective, parce que les manipulations d’ordre technique, idéologique, temporel et autre sont potentiellement nombreuses. La photographie n’est pas la réalité puisqu’elle en est seulement la représentation photographique, c’est-à-dire qu’elle fait appel à un procédé physico-chimique et à un cadre idéologique appartenant au photographe, au sujet photographié et au spectateur.
Ceci étant dit, «la perception du photographe» (oui, c’est cela qu’on regarde) qui parvient au spectateur sous forme d’imprimé est porteuse (ou non) de réalité. Je ne peux nier l’existence (passé) du réfèrent que je vois. Le sujet photographié peut avoir été modifié/trafiqué/ manipulé/mis en scène/présenté hors contexte, etc., mais je ne peux nier qu’il fut : «ça a été» (Roland Barthes).
Ou comme l’exprime Régis Durand : «Je sais bien qu’il y a hors-champ et manipulation dans la photographie, mais je veux quand même croire qu’il y a aussi du vrai. Je sais tout ce que le cadrage, l’éclairage, l’échelle, le tirage, etc., peuvent produire comme illusions. Mais la vérité à laquelle je crois tout de même n’est pas celle des représentations, pas plus que je ne crois aux mensonges d’un personnage sur la scène. Je crois (peut-être) au regard ou au dessein de celui qui les a pensées et portées à mon regard, en ce lieu et en cet instant, comme je crois à ce jeu qui se déroule devant moi, illusion d’illusion, mais présente, actuelle.»5
Nous disions donc, «la recherche de la vérité mon obsession» (Alfred Steiglitz). Mais à trop chercher le divin (Edward Weston), l’absolu, la vérité pure en toute objectivité, on risque de se prendre pour un créateur-géniteur. À trop vouloir se prendre au sérieux, on peut se brûler les ailes et être sans emprise sur la quotidienneté qui nous anime. Faire place à la subjectivité est aussi une nécessité pour l’animal égaré qui vit encore à l’intérieur de nous : «donner de ses nouvelles» comme Godard, comme Frank. «Faire tomber la photographie de sa prétention à attraper parfois l’essence de ce qui est noir, de ce qui est blanc, de savoir où est le Bon Dieu.»6
Le territoire? Le territoire est la recherche du divin et joue dangereusement avec le vide, le noir, le creux et l’abîme. Il est l’absolu et se tient à l’écart de l’autobiographie des Robert Frank. Le territoire n’est pas narratif, mais il peut ouvrir sur le narratif, appeler d’autres images. Le territoire recherche-t-il le beau? La photographie faisant appel à la notion de territoire est-elle exclusivement solidaire d’une élévation vers une meilleure connaissance de l’absolu? J’urine, je trace, je cadre, je délimite le territoire qui m’appartient, que je m’approprie, mais que je partage par la suite pour finalement ne plus m’appartenir. Je m’approprie un territoire sans pour autant que ce territoire devienne ma propriété. Je délimite, j’exécute une découpe architecturale, je territorialise un sujet, un objet, un visage, un paysage et je le capte,j’en transmets au spectateur une perception faisant appel à mon bagage de connaissances-souvenirs-angoisses par le biais d’un procédé photographique.
Le territoire est histoire d’urine. Le territoire est «chiant».
J’existe, l’espace existe et le temps existe. J’existe dans un espace et cela a été à un moment donné. Voilà pour la prise de vue. À la réception de l’image, le spectateur reçoit dans un espace délimité et à un instant précis un territoire qui ne sera plus jamais… le même. Il n’y a pas forme d’art plus adaptée à l’imprimé que la photographie.
Déjà le quatrième numéro réalisé par la nouvelle direction de la revue CV Photo. Les objectifs que nous nous étions fixés à court terme sont maintenant atteints : présenter des portfolios d’artistes photographes québécois et canadiens. La grille de base est établie, nous sommes maintenant prêts à apporter d’autres changements pouvant mieux répondre aux lecteurs-regardeurs de CV Photo. Faites-nous parvenir vos commentaires et prenez note que nous sommes à la recherche de collaborateurs pour les textes.
1 Régis Durand, La Part de l’ombre, Paris, La Différence, 1990, p. 46.
2 Gilles Deleuze et Félix Quatarri, Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 208. Cette citation a aussi retenu l’attention de Suzie Larivée qui écrit dans ces pages. Double évidence.
3 Mille Plateaux, p. 212.
4 La Part de l’ombre, p. 159.
5 Régis Durand, Le Regard pensif, Paris, La Différence, 1990, p. 67.
6 Le Regard pensif, p. 20.