April Hickox, La carte de l’être – Denis Lessard

[Automne 1993]

par Denis Lessard

«Ce n’est pas un récit, il n’y a pas de mots, leur voix ne s’entend pas.» ⎯ Psaume 19

When the Mind Hears, Part II et les autres séries récentes d’April Hickox paraissent fonctionner sur un principe récurrent de juxtaposition des images; les textes présents dans les séries antérieures comme Lives of Girls and Women (1985-86) et So to Speak (1987), puis figurant au hasard des images captées à la télévision se sont comme dissous pour ne faire place qu’à un seul «texte», celui de la séquence des images. Ce sont des méta-séries, puisant à toutes les catégories d’images réalisées parallèlement (paysages, portraits, natures mortes, images trouvées) et réunies dans un ordre-désordre analogue à celui des planches-contacts. Devra-t-on, pour lire ces œuvres, avoir recours aune forme d’«exégèse des images»? Le tout serait de donner un sens à ce qui ne semble pas en avoir; laissez-moi m’expliquer : je devrais peut-être dire, chaque image, prise indépendamment, fait parfaitement sens. Or c’est leur combinaison qui laisse perplexe, lorsqu’on tente de rattacher leur ordonnance au vécu de l’artiste, étant donné qu’il affleure, çà et là, dans les photographies. On devine des bribes de signification, qui tiennent aux éléments biographiques que l’on sait. Ceux-ci deviennent d’autant plus denses lorsqu’on est plus intime avec l’artiste; et pourtant le mieux à faire serait sûrement de se dégager de ces données factuelles pour laisser flotter le sens…

When the Mind Hears, Part II est une suite photographique parcourue par les rimes visuelles et les correspondances croisées. L’explication, ou plutôt l’interprétation, surviendra par accumulation, dans les entrelacs d’images. Ainsi, curieusement, le lobe de l’oreille répond au fœtus, ici intimement liés au cœur de l’histoire vécue. C’est le pêle-mêle de la vie, dans ses enroulements qui rappellent, à travers plusieurs motifs, des éléments de gestation, de complexité, d’énergie contenue et retenue : l’embryon, le serpent, les pivoines, l’appareil auditif traité comme un bijou. C’est la nature à rebours : les taillis qui brouillent notre champ de vision; les vagues en suspens, dont on ne peut dire si elles avancent ou si elles se retirent; le tapis des feuilles tombées, étalées sur toute la surface de l’image qui les rabat verticalement à la manière d’un champ de peinture pure; le noir des troncs contre un fond de paysage clair; les roses aux corolles pendantes, moisson d’un jardin lourd et mouillé… C’est la trouée du regard, lorsque l’enfant semble s’être approché à un point tel que l’image devient floue, et que ses yeux ne sont que des plages sombres, là où ils devraient être scintillement de vie; lorsque le portrait d’une femme (l’être aimé, suppose-t-on) surgit de la casquette du militaire, dans cette image trouvée- la seule-qui figure à la fin de la série. Lui n’a pas de regard puisqu’il nous tourne le dos, mais ce qu’il voit nous est perceptible. C’est le cœur de l’intimité dévoilée, un secret qui flotte au-dessus de sa tête, mêlé au parfum de ses cheveux. Pur morceau victorien, à relier à l’émergence du floral dans les photographies d’April Hickox – qu’il soit tiré de la nature ou qu’il figure sur un objet photographié, le tissu d’une couverture, par exemple.

Je reviendrais à l’image floue de l’enfant, qui témoigne de la conscience kinesthésique de la photographe par rapport à son sujet. Ainsi le flou résultant de la proximité ou encore de l’éloignement-comme c’est aussi le cas, semble-t-il, dans cette image de la main avec une alliance, dont ne subsiste qu’un éclair blanc-tire parti des limitations de la technique à des fins esthétiques, tout en tenant un discours sur l’illusion de la distance dans l’image photographique. On peut très bien faire paraître un objet plus éloigné qu’il ne l’est réellement, en jouant simplement sur la mise au point de l’appareil. Ce qui reviendrait à proposer que la distance devient pure fiction, et que, par surcroît, le flou s’apparente au chancelant de la mémoire. Il y aurait également à dire sur la pulsation des images selon leur format et selon l’alternance des fonds noirs ou blancs. Cette dernière particularité me rappelle le travail récent de Gaétan Gosselin intitulé L’emploi du temps (1991-92). Par ailleurs, cette présentation n’est pas sans rapport avec la cuvette de la photogravure qu’April Hickox pratiquait jusqu’à récemment.

When the Mind Hears, Part II me fait également penser à la série de Raymonde April intitulée De l’autre côté des baisers (1985-86). Il y a, dans les deux cas, le déclenchement d’événements majeurs de l’existence, et chaque photographe a élaboré, à sa manière, une suite photographique ayant cet événement autobiographique comme point de départ et comme centre, mais devenant aussi le prétexte d’une recherche formelle permettant de rendre compte des émotions vécues. L’image des mains d’enfant sur la couverture me paraît renfermer, à elle seule, toute la manière d’April Hickox : ces menottes crispées sur deux petites images carrées, visiblement extraites de planches-contacts et découpées pour pouvoir être juxtaposées à d’autres dans l’élaboration d’un projet de séquence, ne représentent-elles pas les choix de la photographe, et comment ces choix sont souvent déroutés par l’urgence du quotidien, avec l’apport parfois dérangeant des êtres qui nous entourent?

Denis Lessard a obtenu, en 1985, une maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Montréal. Il partage son temps entre la critique, l’enseignement et la pratique artistique. Denis Lessard a enseigné l’art contemporain à l’Université d’Ottawa, l’histoire de l’art à l’Université Concordia et l’histoire de l’architecture à l’École nationale de théâtre du Canada. De plus, il collabore régulièrement à diverses revues d’arts visuels ainsi qu’à plusieurs monographies et catalogues d’expositions.

April Hickox est née à Oakville, Ontario, mais elle vit et travaille désormais à Toronto. Elle a étudié la photographie et la gravure au Ontario College of Art. Cofondatrice de la Gallery 44, un centre d’artistes autogéré de Toronto consacré à la photographie, April Hickox a participé à de nombreuses expositions à Montréal, Vancouver, Winnipeg et Québec, et est représentée par la Garnet Press Gallery de Toronto.

 
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