[Printemps 1994]
par Robert Legendre
Cher Jacques,
Cher Luc,
Marcel Blouin traitait, dans l’éditorial du numéro 25 de CVphoto, de l’absence de discernement (j’ajouterais du manque d’ouverture et de culture) de certains journalistes, critiques, essayistes et penseurs, dans l’analyse qu’ils font de l’art, en général, et de celui qu’il est convenu d’appeler contemporain, en particulier.
C’est là qu’on constate l’obstination bien pensante dont ils font preuve, à vouloir démontrer l’absence de pragmatisme chez les artistes, spécifiquement dans leur démarche et dans les œuvres qu’ils créent : l’inconnu fait peur. Mais surtout ne faisons pas de vagues !
Vagues, vaguelettes. Dieu merci ! dans tous les cas, c’est du brassage d’eau quand même ! Ces critiques « artistiquo-sociaux », gens de lettres et de paroles, faut-il le souligner, s’appliquent depuis toujours, et avec ferveur, à un clivage systématique des têtes qui pourraient dépasser du troupeau. Pour cause de bon goût, sans doute, et pour produire de la copie tout de même. Bonne pâte le troupeau. Cela permet de poser des gestes d’apparence énergique, auréolés d’un panache certain (pourtant facile) en ne prenant aucun risque afin d’éviter les contrecoups fâcheux.
La paix sociale oblige un choix judicieux des sujets à traiter en période creuse.
Bien carrés dans leurs fauteuils, sur un ordinateur portatif (haut de gamme) et dans la tiédeur d’un condo rénové, ils nous servent, de nouveau, ce bon vieux discours du payeur de taxes instruit, informé, qui a beaucoup voyagé ; celui qui sait et qui s’inquiète, de manière cyclique, de la façon dont nos dévoués et respectables dirigeants dilapident les taxes.
La bonne conscience oblige à un choix méticuleux de ses proies.
Le résultat de ces discours obtus meuble notre quotidien. Il n’y a qu’à se promener dans les rues de nos villes pour en saisir l’ampleur et la grisaille. Ou mieux encore se taper quelques soirées devant le petit écran, toutes chaînes confondues. On peut nous servir des chiffres et de savants calculs comme explications à tout raté.
Ne pas déranger la quiétude de l’honnête citoyen.
Lui causer de choses et d’autres. À la rigueur, peut-être pourrait-on protester contre certains abuseurs sociaux. Cela occupe et fait écran à des choses nettement moins plaisantes à voir et à entendre. Mais surtout, ne pas avoir trop d’idées. Saurait-on quoi en faire ? D’où cette volonté de tout vouloir ramener à un niveau primaire sous prétexte de démocratie, d’accessibilité, de divertissement et de taxes. Le qualité du décor de nos vies est directement proportionnelle au poids économique et social (donc politique) de cette complaisance comme de cette lâcheté.
Ne pas faire de vagues !
Une œuvre d’art, depuis longtemps, est le produit d’un seul créateur (en général). L’individualisme de l’artiste, son intelligence des choses (et de lui-même), sa culture, sa formation et l’exclusivité du concept qu’il applique à son œuvre expliquent que celle-ci soit unique, dans une certaine mesure, et qu’elle soit difficilement dissociable de son auteur. C’est pour cela que les artistes sont comme ils sont. Ils font des vagues. C’est dans leur nature.
Devant l’œuvre d’art, le regardeur-spectateur-subissant doit faire un effort. C’est comme ça. L’artiste, lui, crée. C’est le principe élémentaire de toute communication.
Rien n’est simple ! Rien n’est facile ! Rien n’est gratuit !
Ce point de vue démocratique que certains de nos « pensants » défendent et qui veut que l’art soit l’apothéose du beau, accessible à tous et mesurable à l’habilité de l’artiste à reproduire correctement la réalité, reflète une vision nettement passéiste et erronée de ce qu’ont toujours été l’art, les artistes et leurs œuvres. C’est aussi nier toute forme d’évolution humaine sur les plans de la culture, de la pensée et même de la technologie. Le Grec ou le Romain moyen (ce sont les références occidentales en art) « comprenait »-il quelque chose à la Victoire de Samothrace, au Discobole ou à la Vénus de Milo qui sont, avouons-le, des valeurs sûres ? Au fait, qu’est-ce qu’il y a à comprendre dans ces œuvres ? À part à quelques culturistes, à qui peut-on comparer ces corps ?
Ne pas faire de vagues !
Tout cela est bien beau, mais le propos de Jacques Dufresne et les compilations de chiffres de Luc Chartrand1, sous des apparences populistes, démocratiques, auréolées d’une prétention à la saine gestion des fonds publics, le discours, dis-je, est purement élitiste. Pour que sa démonstration soit complète, Chartrand aurait dû comparer les revenus des artistes cités dans son propos et le « rendement-compréhension par la masse » de leurs œuvres avec ceux des députés et des fonctionnaires. Exposer le revenu comparatif moyen d’un artiste, d’un député et d’un fonctionnaire aurait été aussi très intéressant pour l’élite et réellement édifiant pour la masse.
Dufresne, quant à lui, nie 35 années de changements profonds dans une société qui a réussi à émerger d’un passé scénarisé depuis toujours par ses élites. C’est refuser à cette société le droit de regarder (évaluer) le travail qu’elle a effectué sur elle-même et sur ses citoyens. C’est refuser à cette société le droit au changement, à l’évolution et à la différence.
Il y a 35 ans, il n’y avait pas foule dans nos musées ni dans nos théâtres. Les salons du livre étaient inexistants et les auteurs québécois et canadiens en librairie d’une rareté navrante.
Il y a 35 ans, il n’y avait pas beaucoup de choix pour la majorité des citoyens. Les critiques « artistiquo-sociaux», gens de lettres et de paroles, auraient avantage à potasser les Combats d’un révolutionnaire tranquille. Propos et confidences2 de Paul Gérin-Lajoie. Cela donne de la perspective à un propos. De grâce, sus aux discours passéistes ! Nous, humains, n’avons pas atteint la perfection et ne l’atteindrons peut-être jamais. Dieu merci ! c’est ce qui rend la vie vivable ! C’est pour cela qu’en Afrique, il y a quatre ou cinq millions d’années, nous sommes descendus des arbres.
Idem pour la photographie.
Idem pour bien d’autres choses.
Et c’est normal…
Robert Legendre, Montréal, le 14 février 1994
2 Paul Gérin-Lajoie. Combats d’un révolutionnaire tranquille. Propos et confidences, Centre Éducatif et Culturel inc., 1989.