[Été 1994]
par Peter Duthie
Dans l’ouest du Canada, surtout en Alberta, de nombreux photographes jettent en passant un coup d’œil sur les Prairies, avant d’aller se plonger dans l’époustouflante beauté des majestueuses Rocheuses canadiennes.
À leurs yeux, les Prairies n’offrent rien qui vaille la peine d’être saisi par la pellicule photographique : pas de noblesse, d’intensité ou de cette lumière « éloquente » qui, depuis Ansel Adams, est recherchée par les photographes du monde entier. L’Ouest canadien n’est toutefois pas étranger à une certaine catégorie de photographes œuvrant dans l’optique de la Nouvelle topographie. En s’inspirant de styles tels ceux de Lee Friedlander, Lewis Baltz ou Robert Adams, ces photographes donnent à voir une terre dont l’écosystème est menacé par le développement tentaculaire de la société industrielle ou offrent une image du paysage très proche de celle des photographes qui illustraient les études géologiques du siècle dernier. Parmi ces photographes, quelques-uns ont du succès, mais nombre d’entre eux produisent des épreuves photographiques qui revêtent la forme de manifestes esthético-politiques confus. Leurs images sont rendues avec raffinement, mais elles mettent en scène des jeux d’ombre et de lumière plutôt que de montrer le visage du développement urbain. Elles présentent les délicates nuances entre les tons plutôt que les bouleversements qui prennent place dans la société. Ces images deviennent de froides représentations dépourvues de sens qu’aucune vision personnelle ne renouvelle.
« Désolé ? Rebutant ? À certains moments privilégiés, jamais un lieu n’a pu prétendre à une telle beauté. Même en période de sécheresse, pendant une tempête de sable ou de neige, cette terre n’est au grand jamais monotone une fois que l’on s’en laisse imprégner à travers tous ses sens. On ne peut se mettre à l’abri du vent, il faut apprendre à se laisser porter et à plisser les yeux. On ne peut se soustraire à l’infini du ciel et au soleil, il faut les transporter dans son regard et sur son dos. La conscience de soi y est aiguë. Le monde est immense, le ciel encore davantage, et on se sent minuscule. Mais le monde est également plat, vide, proche de l’abstraction, et l’on devient un défi vertical à cette linéarité, aussi saisissant qu’un point d’exclamation, aussi déconcertant qu’un point d’interrogation. »
Comme dans le cas de Stegner, Webber entretient un rapport émotif étroit avec les paysages des Prairies, avec la beauté énigmatique de ce « plat pays », ainsi qu’avec ses habitants. Plutôt que de soumettre cette émotion à des préceptes esthétiques plus nobles, Webber a choisi d’en faire l’un des piliers de son œuvre. Webber qualifie de «puritaines» les photographies dénuées d’impact émotif. Il considère que les photographes qui produisent ce type d’image « nient l’émotion », qu’ils créent un « néant émotionnel », qu’ils se soumettent à une « forme d’éthique protestante du travail ». Webber, lui-même croyant, perçoit sa façon de photographier les Prairies comme étant plus « catholique ». Il introduit dans son travail un sens du rituel, du mystère et de la célébration. Dans cette perspective catholique, le paysage devient une toile de fond dessinée par le ciel et la terre, une représentation symbolique de Dieu devant laquelle se joue le drame de la vie humaine.
Il déconstruit le cliché des Prairies que nous avons tous contribué à créer. Pour un très grand nombre d’entre nous, les Prairies ne sont qu’une morne et plate étendue à peu près inhabitée qui occupe le vide entre deux régions côtières densément peuplées. Ce sont les terres fertiles du centre du pays, le grenier du Canada, le gigantesque damier tracé par les champs de blé, dont les impressionnantes photographies aériennes se retrouvent sur le papier glacé des luxueux albums que l’on dépose bien en vue, sur la table du salon. Webber veut attirer notre attention sur un aspect tout autre des Prairies canadiennes. Comme l’avaient été d’autres photographes avant lui, Robert Frank, Henri Cartier-Bresson et Josef Koudelka, pour ne nommer que ceux-là, il est fasciné par les phénomènes « transitoires » de notre expérience. Cartier-Bresson a écrit dans son ouvrage intitulé Images à la sauvette : « Les sujets des photographes sont par essence éphémères ; une fois disparus, il n’y a rien au monde qui puisse les faire réapparaître.» Les seuls signes de prospérité dans les photographies de Webber sont ceux-là mêmes qui apparaissent sur les panneaux publicitaires ou indicateurs. L’une des photographies de Webber montre deux beaux enfants coiffés et vêtus à la manière des citadins à la mode, rayonnant sur un panneau en bordure d’une autoroute. Au-dessus d’eux se déploie la vacuité du ciel, au-dessous, dans des proportions identiques, une section d’asphalte mouillé. Ailleurs, seuls les indices du déclin s’offrent au regard. La carcasse d’un silo de l’Alberta Wheat Pool gît au milieu de champs où le blé ne pousse plus. Une quincaillerie abandonnée, les fenêtres aveugles clouées de planches, se dresse dans toute son incongruité. Des maisons autrefois pleines de vie, aujourd’hui vides, se terrent sous d’envahissantes frondaisons, comme si la végétation s’employait à lentement les dévorer ou à les étrangler ; ou reposent sur des blocs, à l’image d’un astronef attendant d’être livré à l’abysse spatial. Seule la moitié d’une gare subsiste le long d’une voie ferrée sur laquelle les trains ne roulent plus. Toutes ces structures, preuves concrètes de la colonisation et des luttes menées par l’homme dans les Prairies, se tiennent dans une tension dynamique entre la terre et le ciel. Les photographies de Webber présentent au plan de la composition un incessant mouvement de va-et-vient entre ces éléments. L’horizon coupe invariablement le cadre en deux : un ciel gris blafard surplombe une terre sombre et froide. Les constructions humaines ne se découpent pas fièrement sur l’étendue du ciel ; lorsque cela semble être le cas, elles s’estompent dans la brume. Ces structures sont généralement en train de tomber en ruine et de lentement s’enfoncer dans la masse humide, sombre et brutale de la terre. Ce n’est pas un hasard si l’unique bâtiment apparaissant sur le seul horizon élevé, les contours nettement dessinés sur le ciel, est une église.
La prairie devient dans les photographies de Webber une intense métaphore. Il s’y joue le drame du combat stoïque de la vie humaine. Les images de Webber célèbrent une messe photographique. Ses portraits expriment une calme résolution et une tranquille résignation face à cette lutte; ceux dans lesquels pointe une certaine arrogance ou une forme de fierté sont soit obscurcis, soit plongés dans la pénombre. Webber met l’accent sur ce « point d’interrogation » qu’est notre vie. Dans la photographie de Swalwell, cadré au centre de l’image, un panneau montre une ferme prospère et ses machines agricoles. La ligne d’horizon qui traverse le panneau se prolonge par l’horizon de la plaine réelle, comme un rappel ironique de l’écrasante immensité de la prairie. Nous sommes d’abord trompés par notre envie de plonger notre regard plus loin. Nous contemplons le panneau et sommes finalement obligés de commettre le péché d’orgueil : admirer les ouvrages des hommes. Pourtant, un simple coup d’œil jeté d’un côté ou de l’autre, au-dessus ou au-dessous du panneau, et nous voilà confrontés au ciel impassible, à la géométrie implacable de l’horizon, à l’âpreté de la terre. Nous sentons dans toute sa force ce monde qui nous engloutira tous et ce ciel duquel ne viendra aucune réponse. À l’encontre des photographies issues du nouveau mouvement topographique, qui ont d’abord été publiées dans un ouvrage intitulé New Topographies: Photographs of a man-altered landscape, les photographies de George Webber exhibent plutôt une humanité transformée par la terre et le dilemme spirituel que cette transformation pose.
Traduction de Johanne Heppel
Bachelier en arts de l’Université d’Alberta et bachelier en journalisme de l’Université Carleton, George Webber dirige l’Art and Photography Unit de l’Institut de technologie à l’Université Southern Alberta. Il y enseigne aussi la photographie. Depuis 1977 on peut voir son travail dans de nombreuses expositions, et plusieurs de ses œuvres font partie de collections publiques et privées au Canada et l’étranger.
Peter Duthie est le propriétaire de la galerie Folio, à Calgary. Il y a plus de dix ans que la galerie Folio, seule galerie commerciale de l’Ouest canadien réservée à la photographie, propose des expositions d’artistes locaux et de renommée internationale. M. Duthie enseigne également au Mount Royal College de Calgary.