William Eakin – Claire Gravel, Dérisoires monuments

[Automne 1994]

par Claire Gravel

William Eakin s’intéresse à ce qu’il nomme les tessons de la culture : les objets-témoins d’une culture populaire dont les valeurs esthétiques sont méprisées par les gens de « goût ».

Fortement marqué par l’austérité de l’œuvre de Walker Evans et par The Americans de Robert Frank, William Eakin se dit « drawn to their ability to see things that weren ‘t being acknowledged in American culture ». Développant une recherche iconographique assimilable à une «archéologie du marginal» selon le critique Robert Enright, William Eakin s’est fait connaître par une œuvre aux ramifications sociologiques.

Lors de la réalisation de Mighty Niagara (1980-1984), il trouve dans une boutique des souvenirs brisés. Isolés dans l’image, ces détails exprimeront la quintessence de son propos.

Comme un memento mori s’érigent les images en plans rapprochés du potager abandonné de My Father’s Garden (1983). Lors de Where Distance Is Measured in Time (1983-1985), les rituels inuits, avec leurs humbles offrandes aux morts, confirmeront ce nouveau langage poétique. L’approche photographique change. L’image se construit. Les objets miniatures (TV Screens, 1990) sont disposés au gré de mises en scène ironiques.

Le procédé photographique employé dans la série Tabletop (1992) consiste en l’utilisation d’une des caractéristiques d’un plan film positif de la compagnie Polaroid. Ces plaques 4po x 5po produisent un film négatif en plus de l’image positive bien connue. Autour de celle-ci, de petits accidents sont visibles, et les marges créées par la structure physique de ces plaques se transforment en cadres éraflés par la lumière. Nous devenons attentifs à la moindre ombre qui vient creuser ces formes légères comme des reflets.

Le titre générique et le lieu indéterminé de la série Tabletop (1992) indiquent une grande distance face à l’inscription des objets, laissant entendre que leur situation est relative : les tables sont les supports indifférents de choses qui n’en sont que les « dessus ».

Quels sont ces objets ? De dérisoires monuments, des figurines de plastique, bibelots et souvenirs vernaculaires que l’artiste amasse comme des trésors depuis longtemps.

Tabletop reconfigure la vision par la dislocation des origines et de la mémoire, l’inattendu, la décontextualisation, le sens différé dans le redoublement des objets.

Faut-il y voir l’esthétique du « making strange »1 ? William Eakin a d’ailleurs nommé une série précédente Strange Attractor. On peut y décerner la beauté convulsive des rencontres fortuites. Les pièces de Tabletop seraient-elles donc surréalistes ?

Les objets trouvés dans les marchés aux puces s’apparentent à ceux issus du «hasard objectif», émissaires du monde extérieur dans lesquels l’artiste cherche une certaine gratification.

Souvenez-vous de la photographie prise par Man Ray de cette cuillère trouvée dans un marché aux puces en 1937. Ornée d’un petit soulier, elle manifestait, pour André Breton, l’expérience de la réalité comme représentation du «merveilleux»2.

Cependant Tabletop ne fait pas que documenter les objets trouvés. William Eakin les utilise à d’autres fins décoratives. Assemblés, ils décrivent, à leur manière, une imago mundi. La prise de vue est partout la même: portraits en pied, pieds de table compris, souligne l’artiste. Un certain formalisme se dessine non seulement dans la répétition des objets tels des motifs, mais aussi dans la similarité de fonction qu’ils occupent dans diverses images. On pense aux sculptures de Bertrand Lavier où un réfrigérateur prend place sur un coffre-fort. Mais il y a plus qu’une réflexion sur le socle dans l’œuvre de William Eakin. Il ne nous renvoie pas non plus à la simulation présente chez Jeff Koons ou Ashley Bickerton, même si les objets semblent surgir d’un même lieu culturel.

La composition est rigoureusement dépouillée : quelques objets à peine, réunis au centre d’un même fond. Mais leur disposition est spectaculaire. Un chimpanzé debout sur une banane lance son ballon vers un nid rempli de roses, pendant que la Vénus de Milo et King Kong jouent du chapeau, de part et d’autre d’une cocotte en érection dans un soulier verni. Les tables débordent des accouplements les plus farfelus, évoquant métaphoriquement une consommation effrénée. Les objets «vulgaires» revêtent magiquement une symbolisation déconcertante dans leur halo de lumière.

L’impénétrabilité du sens est vite écartée devant la folie douce de ces sculptures instantanées. Leur interchangeabilité est à la fois décevante et loufoque. Décevante parce qu’elle conteste le pouvoir unidimensionnel de l’image, tout en ne se donnant jamais en entier; loufoque parce que nous pouvons imaginer une chaîne infinie d’agencements des plus cocasses. La notion d’œuvre est ainsi mise en abyme.

William Eakin s’attache à ce qu’Abraham Moles appelait «l’art du bonheur»: le kitsch, ici lié au monde de l’enfance. Affleure dans l’œuvre cette faculté étonnante de créer des jeux avec des riens, de raconter des histoires abracadabrantes en quelques mots.

Tabletop est autobiographique. L’œuvre traduit à la fois la compulsion du collectionneur et l’investissement psychologique de l’auteur, palpable dans la précision des images.

L’incohérence des différentes échelles met l’accent sur le côté fabriqué des images. Dans ce monde où le sujet historique a été écarté comme «discours performatif truqué » (Barthes), William Eakin commente la fragilité de nos désirs.

1 WATNEY, Simon. «Making Strange: The Shattered Mirror» in Thinking Photography, London, Macmillan, 1982, p. 154-176.

2 Voir à ce sujet KRAUSS, Rosalind E., «Photographic Conditions of Surrealism » in The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths, Cambridge, The MIT Press, 1986.

Professeure d’histoire de l’art, critique et conservatrice d’art actuel, Claire Gravel détient un doctorat en esthétique de l’Université de Paris-X (1984). Elle a publié de nombreux articles sur la photographie dans le quotidien Le Devoir (1987-1991) ainsi que dans des revues spécialisées : Flash Art, Les Herbes rouges, Vie des Arts et CVphoto.

William Eakin est né en 1952 à Winnipeg, au Manitoba. Il a étudié à la Vancouver School of Art, de 1971 à 1974, et à la School of the Museum of Fine Arts de Boston, de 1974 à 1975. Son œuvre a joui de plusieurs expositions solo, dont TV Screens, à la Winnipeg Art Gallery en 1991, et My Father’s Garden, qui a voyagé à travers le pays. Il a participé à de grandes expositions de groupe, telles que Theatre of Objects (CMCP, 1990) et Beau: A Reflection on the Nature of Beauty in Photography (CMCP, 1992). Son œuvre fait partie d’importantes collections canadiennes, dont la Banque d’ceuvres d’art du Canada. William Eakin vit et travaille à Winnipeg.