[Hiver 1994-1995]
par Régis Durand
Dans un récit de Gianni Celati, une de ses « narrateurs des plaines » rapporte l’histoire de deux femmes qui sont comme habitées ou hantées par des images :
« Le libraire de Mantoue a eu l’impression qu’elles voyaient leur existence comme une chose de peu d’importance. Il lui a semblé qu’elles se considéraient seulement comme des « routes, ou des parcours d’images » (ce sont ses propres termes) : des points par où passent des images dont on ignore souvent ce qu’elles sont, comme celles des rêves, ou comme beaucoup d’images quotidiennes, ou encore des images du passé qu’il leur était arrivé de voir… »1
Il me semble parfois que l’artiste, l’écrivain, et singulièrement le photographe, sont un peu ainsi : des points par où transitent des images, des milieux conducteurs dont la vie et l’identité sont, en elles-mêmes, de peu d’importance au regard de ce qui les traverse. La différence, bien entendu, est que le photographe (l’artiste en général) gère et archive ses « parcours », tout en exerçant sur eux la contrainte puissante d’une élaboration critique, ainsi que le privilège du repentir. C’est ce qui sépare le travail artistique de l’activité de médium, par exemple, ou encore de l’hallucination.
Il arrive pourtant qu’il sache maintenir une certaine ambivalence, un certain flottement, qui rendent aux images quelque chose de leur énigmatique genèse. C’est le cas de Raymonde April dans la plupart de ses travaux, qui oscillent entre autobiographie et fiction, entre saisie du réel et construction. Habituellement, cette indétermination fertile est obtenue à travers le sentiment qu’elles baignent dans un flux continu, ouvert. « Images au présent », elles sont comme des corps chimiques aux valences multiples, susceptibles de combinaisons et de concaténations imprévisibles. La question n’est pas seulement celle d’un effet de style, qui tendrait à produire des images du réel tout en suggérant qu’elles appartiennent simultanément à l’ordre de la fiction. Il s’agit de réel et d’imaginaire, mais dans l’entrelacs de leurs déterminations réciproques.
C’est ce que les photographies rassemblées ici manifestent de façon claire. Elles sont très précisément situées et datées (1973-1974 pour la plupart, dans la ville natale de la photographe, Rivière-du-Loup). On peut donc supposer qu’elles ont pour la photographe une valeur de marquage (temporel, affectif) toute particulière. Pourtant (ou précisément à cause de cela), elles n’avaient jamais été tirées auparavant. Était-ce à cause de ce trop de réalité en elles, qui les condamnait d’une certaine façon au domaine privé, que ce soit sous la forme du fétiche ou du refoulement. Il aura fallu le passage du temps pour qu’une réconciliation soit possible avec ce qu’elles contenaient d’énergies contradictoires : énergie du désir (du monde, des promesses qu’il porte, de l’avenir en tant que forme rêvée du temps) ; énergie de la mort à l’œuvre dans toute expérience présente, et qui la fait instantanément entrer dans l’ordre du passé, de la disparition. Il aura fallu aussi, plus sans doute que les années, l’expérience de l’artiste, pour qui tout se joue dans la dialectique incessante entre proche et lointain, apparition et disparition, ordonnance imaginaire et fulgurance symbolique. Raymonde April dit ne pas avoir perçu à l’époque la pertinence de ces images, et ce sont ces transformations qu’opère le temps qui ont permis qu’apparaissent leur autonomie et la particularité de leur relation au réel. Plus tôt, prises dans une certaine séquence temporelle et existentielle, elles eussent fort bien pu apparaître comme une célébration de divers rituels de jeunesse : parents, amis, maison, village, et tout le dispositif imaginaire dont nous sommes entourés à l’orée de l’âge adulte, qu’il faut fixer avant que le monde de l’enfance ne tombe en poussière. Une telle célébration, parce qu’elle n’est précisément que cela, un étayage imaginaire, laisse en général le spectateur indifférent. Mais extraire quelques-unes de ces images, à vingt ans de distance, c’est garder quelque chose de ce désir d’enfance, tout en laissant entrevoir que c’est le poids d’absence et de perte qu’elles supportent qui donne à la réalité représentée ici une intensité particulière, et qui, en définitive, la constitue.
Ces photographies échappent donc à la nostalgie, car elles ne reproduisent pas en miroir la fascination pour ce temps à la fois présent et lointain, et l’illusion de stase temporelle qui s’y attache. Elles gardent valeur de document, et c’est cette qualité objective qui est le gage que la rupture s’est effectuée avec une partie (une partie seulement) des adhérences imaginaires de l’enfance vécue. Formellement, cette neutralité relative se marque par des décisions précises : sobriété quasiment minimaliste de telle vue de maison, grise, lisse, massivement présente dans le cadre, sans signes particuliers, et qui fait écho ailleurs à un grand pan de colline, surface striée sombre que n’éclairent que quelques taches de neige et la masse claire de la nuée au bas de l’image. Ou encore, richesse et acuité descriptives de la vue de la rivière, allongée, ouverte, mêlant toutes sortes d’informations et d’évocations possibles, tout en demeurant en apparence une image « quelconque ». 2 Le portrait de la « petite Hélène », celui d’un couple anonyme qui passe, celui de divers groupes près de leur voiture : autant d’images de rue auxquelles Raymonde April nous a habitués depuis, images « filmiques » si l’on veut, c’est-à-dire à la fois parfaitement autonomes et parfaitement disponibles pour diverses combinaisons et associations. À la différence du film, toutefois, rien ne viendra les entraîner dans le flux d’une logique extérieure à elles-mêmes. Et leur force naît précisément de ceci : elles sont à l’arrêt, et elles témoignent d’un moment, d’une configuration particulière de moments et de qualités. Tout pourrait s’enclencher à partir d’elles : des histoires, des souvenirs, des raccords imaginaires et consolateurs. Mais cela ne se fera pas : elles gardent l’abrupt de leur constitution fragmentaire, qui est aussi une dislocation. Et c’est cette hétéronomie forte qui leur donne pouvoir symbolique. La passerelle, dans telle image, n’a ni origine ni destination, et on ne sait ce qu’elle enjambe. Elle est là, elle figure. Nous sommes ici en dehors des voies rapides, qu’elles soient celles des flux technologiques ou celles des défilements de l’hallucination. Quelques objets, quelques espaces, denses et inégaux : ruines actives.
1 Gianni Celati, Narrateurs des plaines, trad. de l’italien par Alain Sarrabayrouse, Paris, Flammarion, 1991, p. 76.
2 « Quelconque » est à entendre au sens que Deleuze donne à ce mot, c’est-à-dire « un espace de conjonction virtuelle, saisi comme pur lieu du possible ». Cf. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 155, et sur ce point, plus précisément, mon texte sur Raymonde April, in Réservoirs soupirs, Photographies 1986-1992, VU : Centre d’animation et de diffusion de la photographie, Québec, 1992.
Ayant vécu longtemps à Rivière-du-Loup, Raymonde April demeure maintenant à Montréal où elle enseigne à l’Université Concordia depuis 1985. Elle fut par ailleurs cofondatrice de la Chambre Blanche à Québec. Son travail est régulièrement présenté à travers le Canada et en Europe. Ses œuvres se retrouvent dans de nombreuses collections privées et publiques.
Régis Durand est universitaire et critique d’art (il collabore notamment depuis plus de dix ans à la revue Artpress). Auteur de plusieurs ouvrages sur la littérature et sur la photographie, directeur de la collection Lieux de l’écrit, aux éditions Marval, il organise également de nombreuses expositions. Il est depuis 1992 directeur artistique du Printemps de Cahors. Régis Durand s’intéresse depuis de nombreuses années aux œuvres de Raymonde April.