[Automne 1995]
par Philippe Dubois
J’aimerais faire un film qui mêlerait ma vie, dans ce qu’elle a de privé, et mon travail, qui est public par définition : un film qui montrerait comment les deux pôles de cette dichotomie se joignent, s’entrecroisent, se contredisent, luttent l’un contre l’autre, autant qu’ils se complètent, selon les moments.
Je n’ai pas l’intention de donner une interprétation de mes photographies, de leur attribuer un sens particulier, un sens historique. Ce genre d’information ne m’intéresse pas. […] J’aimerais faire un photo-film, établir un dialogue entre le mouvement de la caméra et le gel de l’image fixe, entre le présent et le passé, l’intérieur et l’extérieur, le devant et le derrière. Un film à tourner dans le contexte fangeux de la vie, à Nova Scotia et à New York. Deux maisons. Deux pays. Deux points de vue. L’un hors de la culture, l’autre en plein dedans. L’un comme refuge de l’autre. Tous les deux nécessaires et inutiles. […] Même – et précisément parce que mes photographies flottent dans le courant de ma vie normale – dans le film que je veux faire, ces photos deviendront pauses dans le flux de la pellicule, brèches pour souffler un peu, fenêtres sur un autre temps, sur d’autres lieux. J’aimerais faire ce film-là.
— Robert Frank
J’accompagne, de loin en loin, mais depuis longtemps et avec une attention discrète et soutenue, le travail, film et photographie combinés, de Michel Lamothe. Plus je l’observe, au sein de la petite famille des cinéphotographes qui m’est chère (et qui regroupe les William Klein, Raymond Depardon, Chris Marker, Hollis Frampton, Agnès Varda, etc.), et plus j’éprouve cette impression globale que son univers est traversé de part en part d’un souffle, ou plutôt d’une respiration, très proche à plein d’égards de ce qui fait l’univers de Robert Frank. Quelque chose d’une certaine sauvagerie et d’une liberté première, débarrassées de toute cette prétention qui encombre souvent la photographie contemporaine, quelque chose de fondamentalement direct et essentiel, opère pareillement au coeur de la démarche de l’un et de l’autre. Et je crois que cette force vive qui anime leur travail, qui génère chez moi le sentiment que leurs images respirent (au sens fort du mot), vient du contact permanent de ces artistes avec deux médiums. C’est le travail avec le cinéma qui vitalise leurs photos, et inversement c’est leur pratique photographique qui rend leurs films aussi intenses du dedans.
Tâchons d’y voir plus clair. En termes de genre, les photos de Michel Lamothe ne sont ni du « photoreportage » ni de la « photographie créative ». Elles sont à la fois la (bienheureuse) négation de la tyrannie de « l’instant décisif », et le contrepied du formalisme (souvent) sclérosant de la « photo d’artiste ». Elles ne sont pas a priori qualifiables ou catégorisables, si ce n’est dans le grand flou de la « tranche de vie ». Leur essentialité tient à la fois à leurs motifs, à leur sérialité et à leurs dispositifs.
Les motifs sont simples : le paysage et le corps, le portrait et l’autoportrait, le jardin et la nature morte, les nuages et les mains. Ce sont des motifs du dedans et du dehors, du corps et du monde. Ils inscrivent l’un dans l’autre, ils signent l’un par l’autre. Comme l’a montré le livre de Michel Beaujour, c’est la figure fondatrice de toute tradition de l’autoportrait moderniste. Mais corps et monde sont ici traités singulièrement. Ce n’est pas un hasard si le regard (cette antienne de la photographie) en est le grand absent : yeux fermés, regards voilés, visages coupés. Visiblement, ça se passe ailleurs que dans le centrage oculaire. La main paraît plus essentielle que l’oeil : Lamothe conçoit la photo comme une activité plus manuelle que visuelle. Et ce n’est pas un hasard non plus si le monde qui nous est donné à voir ( à toucher) n’est pas tant celui des personnes (plus ou moins effacées) que celui des choses (les plantes, les chaises vides). Et si les choses sont plus souvent troubles et flottantes que fermes et consistantes : des nuées et des ciels (toujours très variables), des branches et des feuilles (toujours très tremblantes). Bougé du corps et vibration du monde, c’est tout un… Le tremblement est le signe le plus insistant de tous ces motifs. Le tremblement du temps et de la lumière dans la photographie. Aux antipodes de l’instant décisif : l’indécision de la durée. Prise de temps avant d’être prise de vue. Le tremblement est ici la marque aléatoire de la respiration intérieure de l’image.
D’autre part (la sélection de ce portfolio ne nous permet pas de nous en rendre compte), ces images fonctionnent toujours par série (déclinable) : séries thématiques bien sûr (séries des nuages, des portraits d’amis, des autoportraits, des mains ouvertes devant l’objectif, des natures mortes), mais aussi séries de figures ou de procédés (la série dite des « photogrammes », celle des « camera obscura », etc.). Ce principe sériel est significatif : une photo n’existe jamais seule, elle fait partie d’une bande, que ce soit à l’origine (la pellicule, le rouleau, la planche-contact) ou après coup par construction ( la suite, la séquence, le montage, le tableau). Et cette « bande-images » est un ensemble, qui parle, qui fait discours comme une totalité articulée, bien au-delà du sens que peut véhiculer l’image isolée. La série, c’est le début du cinéma, un cinéma non narratif (horizontal) mais essayiste (vertical). Les photos de ce portfolio, toutes emblématiquement prélevées à une série spécifique, sont chacune un moment d’une sorte de film virtuel, d’un film vertical qui décline ses modulations comme on a une conversation (avec le réel, avec soi, avec le spectateur). Le film du ciel, de la vie, des gens qui passent, des voyages qu’on fait, des amis qu’on a, des lieux qu’on traverse, des films qu’on aime. Faire des photos, filmer sa vie, faire des images comme on respire.
Enfin ces images en bandes sont aussi chaque fois le fait d’un dispositif qui leur donne leur force singulière : le sténopé (boîte noire « primitive », camera obscura sans objectif ni pellicule, un simple trou et exposition directe du papier : la photo ramenée à son identité minimale), la pose longue (avec ses problèmes de temporalité tremblante qui inscrit ses vibrations aléatoires dans la matière de l’image), la réflexivité (où le dedans et le dehors, le devant et le derrière, échangent leur posture : se photographier en étant à l’extérieur, photographier les choses en étant à l’intérieur), le photogramme (image arrêtée d’un film de cinéma, reproduite par contact : moins un instant de temps qu’un transit d’image, moins un fragment de film que la fragilité tactile d’un éclat de mouvement). Tous ces dispositifs ont en commun d’ouvrir la photographie, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus nodal, à ce qui nous entoure et qui passe, et de nous permettre de nous y installer pour laisser advenir l’aléa, le mouvement, la lumière. Tous ces dispositifs sont autant d’essais personnels, où l’on retrouve quelque chose de la force du cinéma, de son inventivité bricoleuse et de son désir de temps, de son organicité mobilisante et de sa fluidité rugueuse, jusque dans la matérialité des images, sombres, granuleuses, floues, vacillantes. Du « cinéma » brut dans de la photographie élémentaire. Sans calcul mais avec densité. Pour engendrer des images directes, sans intermédiaire et sans médias, pures et dures, vives et lentes, un peu sauvages et toujours libres.
Michel Lamothe a la liberté d’un cinéaste dans la photographie, tout comme il a la liberté d’un photographe dans le cinéma. Il habite un espace vital et il fait respirer ses images de l’air libre qui existe entre ces deux mondes. C’est un ciné-photographe qui ne manque pas d’air.
Artiste explorant aussi bien la photographie que le cinéma, Michel Lamothe est de formation scientifique. Bachelier en sciences du collège Loyola de Montréal, il est aussi diplômé de l’Université Laval en génie. Le cinéma et la photographie sont pour lui des passions.
Philippe Dubois est un théoricien de l’art qui pose un regard particulièrement perçant sur la photographie, le cinéma et la vidéo. Il est de plus l’auteur de L’Acte photographique, un ouvrage marquant de la bibliographie photographique contemporaine, publié aux Éditions Labor.