[Automne 1995]
par Mona Hakim
On ne regarde pas nécessairement les photographies de Randy Koroluk de manière contemplative. Sans cesse, notre œil vagabonde d’un plan à un autre de la reproduction, pour finalement être propulsé dans les circonvolutions de bon nombre des œuvres.
Dans d’autres cas, le regard se laissera plutôt glisser le long des traits linéaires des motifs qui dévalent de haut en bas de l’image. Cette sensation de mouvement continu est par ailleurs réitérée dans la structure en grille qui découpe la représentation en segments multiples, générant ainsi une suite de plans saccadés. En revanche, chacun de ces segments, en cadrant une portion distincte du tout, tentera de produire un certain (le seul) arrêt possible sur image.
Randy Koroluk capte ses sujets à partir de menus objets qu’il met lui-même en scène, tels que mécanismes de cadrans, pendules, branches d’arbres, découpures de journaux, lettres d’alphabet. Assemblés, captés par l’appareil photo et reproduits sur des supports photographiques grand format, ces objets composent un monde grouillant et filandreux. Il est bien sûr question ici de mouvement et de temporalité. Un temps fuyant qui emporte dans son tourbillon icônes et écrits. Une pluie d’icônes et de lettres qu’il faut saisir au vol tant la représentation chez cet artiste se dérobe. De fait, les sujets semblent recouverts d’une pellicule brumeuse qui brouille les détails, comme sous l’effet d’un voile sur la rétine de l’oeil ou d’un filtre sur la lentille de l’appareil photo. Le quadrillage, lui, simule une image visible à travers le cadrage d’une fenêtre. Une fenêtre givrée, faisant écran et obstruant la perspective du sujet représenté.
Contrairement à cette fameuse fenêtre ouverte sur le monde, l’illusion de la réalité est donc ici flouée par l’aplatissement de la profondeur. Seules les figures nettes à l’avant-plan nous dictent une certaine forme de réalisme. Or, par un dispositif formel qui provoque des combinaisons ombre / lumière, précision / trouble, fixité / mobilité, et une kyrielle de gammes de gris, l’œil devra se soumettre à un bon exercice de focalisation afin d’y voir plus clair. C’est ainsi que le regard, dans ses aller-retour, creusera l’image, ouvrira la profondeur de champ et se laissera entraîner dans les méandres de ce même champ nébuleux, c’est-à-dire dans une réalité autre, celle-là plus onirique ou extraite du monde de l’inconscient.
Le travail de Koroluk, s’il implique éminemment l’activité perceptive du regardeur, procède aussi d’une manipulation alambiquée de la représentation impliquant montage, découpage, déconstruction et reconstruction. On voit là une prise en charge de la pratique même de l’acte photographique, la photographie comme « machine à façonner le réel », dirait Philippe Dubois. En fractionnant son contenu par effet de grille, l’artiste nous remémore que le regard, comme la photographie, est affaire de découpe et de cadrage du réel. Cette façon de faire n’est pas sans rappeler le travail photographique d’un Bill Vazan, en ce que la succession de plans fixes détermine une schématisation du monde et un enregistrement du déroulement du temps.
Chez Koroluk, chaque segment, qui plus est, crée une pause salutaire à travers la nervosité des images. C’est qu’à cette difficulté de saisir les objets s’additionne une fuite des mots — que ce soit dans la disposition aléatoire des lettres de Songbird ou dans les mots coincés dans l’engrenage de Harvest, dans la fluidité des écrits en forme de feuillage de New Tree ou dans les pages qui défilent à la vitesse de l’éclair de Storm et qui nous démontrent fort bien comment le langage résiste à énoncer le réel. En ce sens, la grille fait également le pont entre le construit et l’association libre des images, entre le conscient et l’inconscient.
Randy Koroluk vit à Saskatoon et est une des étoiles montantes de la photographie de l’Ouest canadien. Son travail est particulièrement connu des familiers de la Workshop Gallery et de la Mendel Art Gallery de cette ville.
Critique et essayiste, Mona Hakim est spécialiste de l’art contemporain. Elle participe à de nombreuses publications d’art actuel au Canada. De plus. Mme Hakim assure, en collaboration, la rédaction de notre chronique de comptes rendus d’expositions.