[Printemps 1996]
par Suzie Larivée
Le jardin est une image du monde.
San pour la montagne. Sui pour l’eau.
Le sable devient eau. La pierre, une montagne.
Le jardin est un enclos où règne une mise en ordre du monde servie par la lumière du ciel, la fraîcheur de l’eau, la fécondité de la terre. Il n’existe pas de jardin spontané…
Le jardin japonais est un théâtre ; transposition d’un paysage, réduction d’un site naturel existant, il réunit en une organisation millénaire l’eau, les pierres, le sable, des îles en forme de collines. L’Oriental se soumet à ces éléments, s’y insère, s’en pénètre. Le jardin japonais, comme tous les jardins conçus par l’Homme, a l’ambition d’être une image du monde.
D’un long séjour au Japon, Frank Michel a rapporté une série de photographies de jardins visités dans différentes villes : Joei-ji à Yamagushi, Ginkaku-ji (le Temple d’argent), Konchi-in, Kodai-ji et Koto-in à Kyoto, Joju-en à Kumamoto. Sansui. San pour la montagne. Sui pour l’eau. Des mots qui, pour l’Occidental, appartiennent au vocabulaire du voyage. Sansui représente en quelque sorte un répertoire de ces lieux visités, une collection d’images à valeur documentaire qui inventorient les territoires, les époques, les créateurs. Un recensement, une exploration de ces paysages construits qui possèdent des centaines d’années d’histoire et dont la symbolique échappe à nos références culturelles.
Le jardin japonais est un espace réservé, de superficie souvent très réduite mais habité par une complexité de détails, sculpté par l’ombre et la lumière. Les photographies de la série Sansui nous montrent deux types de jardins zen : le jardin promenade et le jardin sec. Le jardin promenade est traversé d’allées sinueuses qui ne mènent pas le marcheur uniquement d’un endroit à l’autre mais contribuent plutôt à renouveler sans cesse son point de vue. Le jardin sec, très dépouillé, est constitué de pierre, de sable et de gravier, bordé d’arbres à feuilles persistantes. La présence de ces différentes composantes lui confère un caractère immuable. On ne traverse pas le jardin sec, on l’observe. À la manière d’une citation, chaque pierre disposée sur le sable représente une montagne mille fois millénaire et réinvente un paysage chargé d’histoire et de légendes.
Les images de Frank Michel associent deux visions de la démarche photographique. Une approche du travail avec le paysage issue d’une certaine tradition, qui nous dirait que la photographie est d’abord « un simple regard sur le monde »1, un acte d’attention, de recueillement et de contemplation cherchant à donner un maximum d’information sur l’état et l’atmosphère du lieu. Ici, la volonté de rassembler des prises de vues en témoignage d’un parcours des jardins japonais, de laisser advenir les images au fil du voyage, sans intervention autre que le déclic de l’appareil photo, nous suggère ce commentaire de Pierre de Fenoyl : « Le photographe ne crée pas mais regarde la Création […] qui est Temps. »2
Une deuxième approche, qui définit l’acte photographique comme un geste d’agencement, de construction, d’intervention, voire d’invention du réel, trouve également écho dans le projet Sansui. Franck Michel propose une vision toute personnelle du jardin zen, organisée autour de cadrages du paysage, de découpages des éléments d’une nature imaginée et construite par l’intervention humaine. Les composantes du jardin zen, déjà mises en scène pour créer une théâtralisation de la nature, sont représentées sur un mode intimiste, favorisant certains « moments » de la visite. La photographie est une « présence regardée des choses. »3 Le jardin est une image du monde…
1 Régis Durand, Le Regard pensif, Paris, La Différence, 1990, p. 60.
2 Pierre de Fenoyl, La Chronologie ou l’art du temps, catalogue d’exposition, Bibliothèque Nationale de Paris, 1985, cité dans Régis Durand, Le Regard pensif.
3 Roland Barthes, cité par Régis Durand Le Regard pensif.
Franck Michel nous a présenté, lors du dernier Mois de la Photo à Montréal, l’exposition Les Frontières de l’ombre. Aspects de la photographie japonaise contemporaine. Il prépare à titre de photographe une exposition sur les jardins japonais.
Originaire de Montréal, Suzie Larivée possède une maîtrise en Étude des arts de l’Université du Québec à Montréal. Elle développe, depuis quelques années, un corpus de textes sur l’œuvre de l’artiste Nicole Jolicoeur. Il y a quelques années, elle a présenté le jeune photographe Nicholas Amberg dans le n˚ 23 de CVphoto. Elle publie aussi des textes accompagnant des expositions ainsi que des articles dans des revues et des catalogues d’art contemporain.