[Été 1996]
par André Clément
Et si l’on envisageait l’histoire du regard par le biais de l’arrêt et du départ, de la surface et de la perspective, du rapprochement et de l’éloignement : ces paradoxes apparents s’entrelacent inextricablement pour composer notre manière d’appréhender le monde visible. Le regard est amené à considérer ce qui lui est offert dans un incessant jeu de va-et-vient et de remise au point.
Imaginons, en ce sens, et parce que cela est de toute évidence impossible, qu’en jetant un regard à travers ces ouvertures jumelles, juste ici, à gauche, nous ayons accès à un monde où le proche et le lointain, le vague et le précis, le reconnaissable et l’inconnu se côtoient sans que l’on sache où l’un commence et où l’autre finit. Ces pierres binoculaires nous donneraient peut-être, de par leur opacité effective, vue sur un abîme de transparence.
Si l’on jouait alors à étirer l’espace, l’on distendrait du même pas tout ce que cet espace contient. Chacune des particules de ce qui en forme le contenu — les êtres et les choses de ce monde —, chacune de ces particules verrait la distance entre elle et la suivante s’agrandir, jusqu’à la rupture.
Le vide ainsi créé à même la matière deviendrait partie intrinsèque, élément constituant du réel. Ces innombrables interstices, s’ils se creusaient davantage, conduiraient irrémédiablement à la déliquescence des choses.
Il y aurait alors désagrégation de la pensée, qui tenterait vainement de recomposer, à partir de ces quelques pauvres poussières éparses, de ces miettes abandonnées par le visible, un objet tangible, reconnaissable, une image de paysage par exemple, telle celle que l’on trouve dans un livre, volée à l’Histoire, mais semblable aussi à celle que l’on peut voir dans la matière même de certaines tôles oxydées, qui deviennent tout à la fois des lamelles de paysages sous observation et des surfaces «héliosensibles» ravagées par le passage du temps.
André Clément est un artiste dont le travail révèle une rigueur et une qualité de réflexion peu communes. La maturité que l’on observe dans le travail qu’il propose dans ces pages en témoigne. Diplômé en photographie de l’université Concordia, il possède aussi une maîtrise en arts plastiques de l’université du Québec à Montréal.