[Automne 1996]
par Jean Arrouye
La photographie que pratique Arnaud Claass est un art du peu. Il n’attend rien des événements, n’a pas de sujet d’élection durable, semble pouvoir faire image de n’importe quoi. Mais, évidemment, pas n’importe comment.
En témoignent ces deux images du temps ancien où Arnaud Claass opérait dans le Nouveau Monde : sur l’une les corniches aériennes d’un immeuble riment inopinément avec les formes claires des voitures dans la rue ; sur l’autre un homme arrêté sans raison apparente au bord du trottoir semble considérer les lignes blanches tracées sur la chaussée comme si elles dessinaient la marelle de son destin. Événement visuel, situation du hasard, images trouvées, fortuites, contingentes, ces photographies sont des constats qui ne nécessitent pas d’explication, n’amorcent aucune narration.
Ailleurs une femme porte la main à son front : la proximité même de son visage est la cause paradoxale de l’impossibilité de connaître la raison de ce geste ; le cadrage coupe court à toute tentative de saisir son expression ; le grain photographique et les ombres dures déréalisent la figure aimée. Ce retrait de toute histoire, personnelle ou photographique, est la condition d’existence de la photographie.
Arnaud Claass veut que ce qui survient dans la réalité et advient dans ses images se dégage ainsi de l’événementiel dès son surgissement. Un enfant court, tenant un bâton trop lourd pour lui, tout droit ; ou serait-ce qu’il court, se tenant à un piquet utile à son équilibre, en rond ? Un cheval à contre-jour se découvre dans les intervalles musicaux de troncs d’arbres : immobile ? avançant ? baissant la tête ? ou la levant ? qu’importe. Ce ne sont là qu’instants du voir, étants particuliers d’un voici multiple.
Les objets photographiés par Arnaud Claass sont aussi en retrait d’usage : sarcophage égaré dans un musée, hors situation d’exposition ; vêtement veuf de la présence qui légitimerait sa posture. Tout comme Alberto Moravia, qui fait de cette phrase le titre d’un recueil de nouvelles, Arnaud Claass pourrait affirmer que « une chose est une chose », simplement, phénoménalement, et se demander « alors suffit-il de penser un peu plus longuement aux choses/de les fixer durablement/pour qu’elles deviennent subitement absurdes ? » Les faire sortir de leur ustensilité, de leur invisibilité fonctionnelle habituelle, les mettre en évidence, de fait les rend énigmatiques. Les paysages, végétaux ou lapidaires, d’Arnaud Claass vérifient ce pouvoir médusant de sa photographie. Ils sont tout à la fois banals et inertes dans leur frontalité, et singuliers et dynamiques dans leur structuration ombreuse. De sorte que l’on imaginerait volontiers encore que, comme Moravia, Arnaud Claass ait pu se dire : « L’envie me prend de pénétrer dans la grosse masse sombre et mystérieuse formée par les buissons et les arbustes ». Mais la nature photographiée par Arnaud Claass reste impénétrable, récuse la scrutation, d’autant plus indifférente finalement qu’elle pouvait paraître prolixement accueillante au regard, au premier abord. L’abondance des détails de ces paysages d’herbe ou de pierre n’est que l’objectivation de l’intention fondatrice de l’esthétique photographique déclarée par Arnaud Claass : « Je veux dire le plus exactement possible le caractère fuyant de la réalité. »
Parce que fuyant, ce caractère est toujours à ressaisir, mais pour cette raison même il est aussi toujours insaisissable. D’où cette pratique d’une photographie aporétique, rare et toujours accidentelle par choix délibéré.
Arnaud Claass enseigne à l’École nationale de la photographie d’Arles depuis 1982. Cette année, les Rencontres internationales de la photographie d’Arles (en avril) et la Maison européenne de la photographie (à l’automne) lui consacrent une importante rétrospective. CVphoto livre ici un aperçu de la richesse de son travail. Inédit au Québec !
Jean Arrouye est professeur de sémiologie et de science de l’art à l’Université d’Aix en Provence (France). Il enseigne aussi à l’École nationale de la photographie d’Arles. Il collabore régulièrement à de nombreuses revues de photographie, de théorie de l’art et de sémiologie.