[Printemps 1997]
par Serge Tisseron
L’idée qu’une photographie ne représente pas seulement un fragment du monde, mais qu’elle propose une signification du monde, est devenue une évidence. La photographie, aujourd’hui, n’est plus considérée comme un pur reflet du monde, mais comme une forme de production symbolique, au même titre que la peinture, par exemple.
Et, parmi les significations symboliques véhiculées par la photographie, il est admis que certaines relèvent de «l’inconscient» du photographe. Pourtant, penser la photographie comme porteuse de significations symboliques inconscientes nous la rend d’une certaine façon aussi incompréhensible que la penser comme un reflet du monde ! En effet, les grilles de lecture freudienne de l’inconscient sont aujourd’hui tellement banalisées que bien rares sont les créateurs qui ne les connaissent pas ! Comment prétendre interpréter les signes utilisés par un créateur lorsqu’il les a justement employés à dessein comme des signes ? Diana Thorneycroft témoigne ici même de ce problème en juxtaposant dans ses photographies des symboles freudiens classiques du sexe masculin — tels qu’avions et revolvers — à des surimpressions de pénis sur son propre sexe. Il n’y a aucune naïveté là-dedans, et les objets utilisés par la photographe ont été à l’évidence choisis en fonction de leur valeur culturelle. En jouant avec eux, c’est donc moins de l’inconscient que se réclame Thorneycroft que de la culture freudienne qui a associé une signification sexuelle à l’image de ces objets ! L’inconscient de l’œuvre peut révéler une partie de l’inconscient du créateur ; mais il peut aussi révéler la capacité qu’a celui-ci de jouer avec les représentations que le discours sur l’inconscient a vulgarisées. Entre ces deux éventualités, il nous est aujourd’hui devenu impossible de trancher.
Pour sortir de ce problème, il nous faut cesser d’envisager la photographie comme un objet symbolique et l’envisager comme un processus de symbolisation. Mais qu’est-ce qu’un processus de symbolisation ? Notre système psychique est un peu comparable à un tube digestif. Pour digérer les aliments, le tube digestif doit les décomposer en éléments de base à partir desquels l’organisme synthétise les substances dont il a besoin. De la même façon, notre système psychique doit à tout moment fabriquer des éléments assimilables à partir des données des expériences sensibles et émotionnelles. Le travail de la symbolisation psychique n’est autre que l’assimilation permanente de nos expériences diverses du monde. Or cette approche permet de comprendre les désirs, conscients et inconscients, mis en jeu dans la photographie de manière totalement nouvelle. Que n’a-t-on écrit sur la photographie comme façon d’«arrêter le temps», de «geler» l’expérience ou de «fétichiser» l’événement ! Tout cela n’est pas faux, mais ne rend compte que d’un aspect secondaire de la photographie.
Oui, la photographie «enferme» et elle correspond en cela au modèle de l’enfermement psychique d’un événement inassimilable. Mais on n’enferme qu’avec le désir de pouvoir, plus tard, «développer» et s’assimiler l’ensemble des composantes psychiques associées à une situation.
L’enfermement des diverses composantes d’une expérience — que ce soit dans la «boîte noire» de l’appareil photographique ou dans une «boîte noire» psychique — est en effet toujours réalisé dans l’attente de pouvoir ultérieurement les assimiler. Il est guidé par le désir de préserver intactes les différentes composantes de l’expérience non assimilée afin d’en rendre possible, plus tard, l’assimilation… un peu comme on met un aliment dans un réfrigérateur avec le souhait de le consommer plus tard.
Ainsi, c’est moins le fait de considérer la photographie comme une forme «d’enfermement» qui a constitué une erreur que la mauvaise compréhension du sens de celui-ci. La photographie n’est pas une façon de redoubler et de «sceller» l’enfermement psychique d’un événement. C’est au contraire une façon de tenter de s’y opposer… en remettant certains aspects du travail psychique à plus tard. L’image — et notamment la photographie — est en cela un opérateur de transformations. D’ailleurs, le développement de l’image engage beaucoup plus que le passage du négatif au positif de l’image et sa fixation sur un support de papier ou de plastique. Lorsque l’image photographique est révélée, c’est l’ensemble des composantes visuelles et non visuelles de l’expérience qui trouvent, à partir de son image, l’occasion de se déployer à nouveau. Preuve en est qu’il y a des événements dont nous hésitons longtemps à «développer» les images…
On voit la terrible réduction dont la photographie souffre, notamment depuis les travaux de Roland Barthes. Pour lui, c’est toujours une souffrance psychique qui est à l’origine d’une relation forte avec une photographie. Comme si, à travers la relation qui nous unit à une photographie, nous nous remémorions certains traumatismes de notre passé en espérant que le travail du temps en atténuera progressivement la souffrance. Mais les traumatismes ne s’effacent pas par un effet du temps. Ils sont réduits par un travail de symbolisation auquel la photographie contribue. Faire une photographie — ou avoir avec une photographie une relation forte — n’est pas une façon de remémorer un traumatisme en y restant fixé, mais au contraire une façon de tenter de le dépasser.
Qui plus est, l’expérience dont l’assimilation psychique a été empêchée n’est pas forcément une expérience de souffrance, même si tel est souvent le cas. Il peut s’agir aussi d’une expérience heureuse ! Il existe en effet des expériences heureuses dont l’assimilation a été rendue impossible parce que celui ou celle qui les a vécues n’était pas disponible à son propre état psychique à ce moment. Il en existe aussi dans lesquelles les autres ont rendu cette assimilation impossible en n’accompagnant pas le sujet dans sa voie, voire en s’attristant… Dans les deux cas, l’assimilation complète de l’événement heureux a été compromise. C’est pourquoi il s’en faut que toutes les photographies qui accrochent notre attention le fassent par le caractère pénible des réminiscences qu’elles évoquent. Il y en a aussi qui nous «poignent» par le bonheur qu’elles nous rappellent, lorsque l’assimilation de ce bonheur a été partiellement contrarié et que ce dernier retrouve alors, par ces photographie, remis sur le métier…
Faut-il alors renoncer à toute signification psychanalytique générale de la photographie et renvoyer chaque œuvre à une entreprise de symbolisation d’expériences personnelles de l’ordre d’une subjectivité radicale ? Pas tout à fait. Il existe, en effet, dans le désir qui anime tout photographe, diverses préoccupations communes liées aux imaginaires spécifiques mobilisés par l’image. Tenons-nous-en ici à la plus importante de ces préoccupations, d’autant plus qu’elle est particulièrement présente dans les images des trois auteures présentés ici.
Faire une image (ou même seulement la regarder attentivement) est toujours une manière de s’assurer de sa propre présence dans l’espace de cette image. Cette composante de notre relation aux images trouve son origine dans notre première relation au monde. Le petit enfant se voit en effet d’abord comme partiellement confondu avec son environnement. Il s’en différencie peu à peu en découvrant qu’il peut transformer celui-ci selon ses désirs et se laisser transformer en retour par lui sans cesser pour autant de se sentir, à tout moment, contenu en lui. Dans cette dynamique, un moment essentiel consiste pour le petit enfant dans la certitude que la mère-environnement est marquée par la séparation autant qu’il peut l’être lui-même. Les premières traces par lesquelles le petit enfant marque son environnement — par exemple dans ses jeux avec sa nourriture ou ses excréments —participent à la constitution de cette certitude, comme le fait, par la suite, toute trace. Autrement dit, l’image ne naît pas dans le prolongement de l’objet qui s’absente comme un substitut de cet objet. Elle naît comme substitut d’un objet pour lequel le sujet tente de s’assurer la certitude d’être présent. Son horizon n’est pas celui d’un objet présent pour le sujet, comme cela est habituellement envisagé pour nourrir un discours sur l’image comme nostalgie. Il est celui d’un objet dans lequel le sujet serait assuré d’avoir sa place. Ce n’est pas le désir de combler le manque qui est l’enjeu essentiel de la production d’images, comme on le croit souvent (pour cela un autre objet suffit). C’est le désir de créer un monde marqué par notre présence en lui.
Nous voyons alors en quoi la photographie n’est pas une empreinte. L’empreinte témoigne seulement pour un autre de mon propre passage, ou, pour moi, du passage d’un autre, humain ou objet. Au contraire, la trace est d’abord appelée à témoigner pour moi de ce que le monde n’est plus le même après mon passage, qu’il garde et contient mon souvenir.
L’émotion amoureuse, par le sentiment très vif d’être marqué par la présence de l’objet en soi, est un puissant moteur de la fabrication de traces ; cœurs entrelacés sur le tronc des arbres, poèmes et dessins de l’amoureux en témoignent. Toute émotion esthétique fonctionne de la même façon en induisant le désir d’inscrire dans une trace définitive le lien intense qui a uni le sujet à l’objet de son émotion. Cette trace est destinée à attester que cette union a bien existé, et à en immortaliser en quelque sorte le moment dans une forme matérielle. Celle-ci met donc en scène un fantasme d’inclusion réciproque : du sujet dans la trace (toute trace est une forme de signature) et de l’objet dans le sujet (c’est parce qu’un objet était présent dans le sujet, sous la forme d’une émotion, que le désir de trace est advenu). Toute trace atteste à la fois de la possibilité pour le sujet de contenir l’objet de son émotion, et du sentiment très vif d’être contenu dans l’objet qui a accompagné cette émotion.
Une telle approche de l’image comme trace nous est très utile pour nous dégager du lieu commun de la photographie comme effigie mortuaire. L’un des axes essentiels de l’imaginaire photographique est au contraire de constituer un équivalent du regard maternel dans lequel le sujet a d’abord éprouvé sa présence au monde. Elle étaye la certitude du photographe d’être présent au monde, de la même façon que les premiers traits de l’enfant étayaient sa certitude d’être psychiquement présent dans sa mère. D’ailleurs, tout photographe est préoccupé par sa présence dans ses images. Cette présence prend parfois l’aspect d’une quête répétitive de son propre reflet dans les objets photographiés. Elle est également parfois visible sous la forme matérielle de l’ombre portée du photographe. Mais elle est surtout partout présente sous la forme d’un «style». Le style est essentiel en photographie parce qu’il correspond au désir essentiel qui anime toutes les «prises» photographiques, aussi bien celles du touriste pressé que du professionnel aguerri. L’horizon imaginaire qui anime toute entreprise photographique est le désir de constituer une image du monde où se donne à voir ce monde transformé par la présence du photographe. C’est à mon avis le point commun essentiel des trois photographes réunies ici — Anne-Marie Zeppetelli, Anne Arden McDonald et Diana Thorneycroft. Elles fixent chacune à leur façon un monde modifié par leur présence au monde.
Chez Anne Arden McDonald, le corps de la photographe vient transformer par sa présence vivante les lieux désaffectés ou désolés dans lesquels elle pose. L’artiste rassemble et contient en quelque sorte par son image le paysage qui, à son tour, le contient. Le fait de s’inclure aussi soi-même dans le paysage réalise cette forme d’inclusion mutuelle qui est la nostalgie de toute trace : être dans l’objet qui a un instant mobilisé l’émotion autant que cet objet est maintenant installé en soi.
Chez Anne-Marie Zeppetelli, le corps est réduit au visage et c’est ce visage lui-même qui est constitué en espace contenant. Ses traits flous et énigmatiques s’imposent en surimpression sans que l’on sache très bien si c’est le visage qui contient l’espace et le marque de sa présence, ou au contraire l’espace qui contient le visage et le marque.
Enfin, Diana Thorneycroft, munie d’une lampe de poche, fait surgir dans l’obscurité des objets qu’elle y a préalablement placés de telle façon qu’on ne sait plus si c’est elle qui organise cet espace ou si c’est cet espace qui lui impose ses propres règles. Certaines de ses images évoquent un aquarium dans lequel elle serait tombée par hasard, tandis que, dans d’autres, elle semble apprivoiser quelques symboles freudiens en surimpressionant leur image à celle de sa propre anatomie. Son travail engage une réflexion sur les images inconscientes du corps absente des photographies d’Anne-Marie Zeppetelli et d’Anne Arden McDonald que j’ai pu voir. Mais, comme chez ces deux auteures, la photographie est un moyen d’exalter une représentation du monde radicalement modifiée dans sa perception et son souvenir, par la surimpression du corps propre. Paraphrasant une formule célèbre, on pourrait dire que le fantasme qui anime ces images est «Un seul être vous est donné et tout est peuplé».
Serge Tisseron est psychanalyste, enseignant à l’université de Paris VII et auteur de plusieurs ouvrages sur les relations spécifiques que nous nouons avec les diverses formes d’images. Il a notament publié Psychanalyse de l’image, de l’imago aux images virtuelles (Paris, Dunod, 1994) et Le bonheur dans l’image (Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1996). Dernier ouvrage paru : Le mystère de la chambre claire. Photographie et inconscient (Paris, Belles lettres, 1996).