[Été 1997]
par Russell Keziere
À notre époque, toute communication disparaît sous une montagne d’informations. Nous remettons spontanément en question les droits acquis et les motifs obscurs, non divulgués.
Dans ce climat de scepticisme postmoderne, les mots et les représentations restent suspects (tant qu’on n’a pas prouvé leur innocence) — nous n’affirmons rien avant d’être sûrs de pouvoir le faire.
Prenons le concept archaïque d’«identité», si étrange. Comme une statue équestre du XIXe siècle, il est héroïque, invraisemblable, ironique et, dans une large mesure, dérisoire. Il devrait être laissé en pâture aux pigeons, ou même renversé. Bien sûr, il y a les nostalgiques qui — comme Le Pen et autres racistes du genre — croient encore à la nécessité de préserver les liens du sang qu’évoquent ces statues. Mais on se doute bien que, au fond, même eux savent qu’ils essaient de faire revivre un fétiche.
Bien qu’anesthésiés et sans défense, nous réussissons assez bien à nous adapter à ce climat de méfiance ; nous commençons à être blasés et à nous y sentir à l’aise. La question n’est plus de savoir si nous pouvons survivre au triomphe du doute et de la disparition, mais plutôt de savoir comment nous le ferons et ce que nous voulons dire lorsque nous employons le «nous».
Notification, d’Arnaud Maggs, est un commentaire profond et séduisant sur cette question de la vie et de l’histoire qui s’effacent. Comme plusieurs des œuvres précédentes de Maggs, la série Notification a été élaborée à partir d’un objet trouvé, qui a été suivi d’un autre, et ainsi de suite jusqu’à la constitution d’une collection. Il s’agit ici de faire-part de décès envoyés par la poste par les familles des disparus aux personnes concernées. La plupart de ces faire-part ont été postés en France à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci.
En général, le faire-part comporte une petite enveloppe sur laquelle est tracé un gros «X» noir. Tant que l’enveloppe reste cachetée, il est impossible de connaître l’identité du disparu. On peut la présumer à partir de l’adresse de retour, mais sans certitude.
Plusieurs décennies plus tard, nous en savons encore moins. Maggs a produit des photographies en couleurs de l’envers des enveloppes, les a encadrées et accrochées au mur pour former une grille. La série continue d’évoluer et s’incarnera de multiples façons. Dans la première installation de Notification, à la galerie Susan Hobbs, de Toronto, Maggs avait recouvert tout un mur de ces photographies : huit photos de haut sur vingt-quatre de large.
Lorsque j’ai vu l’installation la première fois, l’effet graphique des rangées et des colonnes de «X» m’a plu. Il y a quelque chose de réconfortant dans la répétition, et quelque chose de rassurant dans les modèles.
Lentement, cependant, la signification de cet ensemble s’est manifestée. Chaque enveloppe, agrandie, met en évidence les marques spécifiques et les cachets postaux. Comme nous ne pouvons faire abstraction de ces particularités, elles nous éloignent du motif et nous ramènent à l’histoire. Quelqu’un est mort, mais on ne peut pas savoir qui ; l’identité a été gommée, et la mémoire embaumée dans la photographie. On ne peut pas retourner l’enveloppe ; la blessure historique du décachetage a été scellée elle aussi dans la photographie.
Quelques enveloppes ont été déchirées, d’autres ouvertes avec beaucoup de soin et de précision à l’aide d’un coupe-papier. Des gribouillages ont été ajoutés sur certaines. L’inscription «saisi par la censure» apparaît sur des faire-part internationaux distribués durant la Grande Guerre. D’autres encore sont scellés avec des cachets de cire codifiés par couleurs, portent les inscriptions «recommandé» ou «chargé», ou encore sont authentifiés par une marque codée.
Un corps humain, une histoire personnelle, un mot : après tout, ce sont aussi des enveloppes. Elles sont censurées, ouvertes, vidées de leur contenu, contre leur volonté.
La série Notification est une contradiction. Nous serions portés à croire qu’une masse d’annonces de décès nous aurait engourdis, rendus indifférents comme lorsque nous voyons, au journal télévisé de fin de soirée, des atrocités commises dans des pays lointains. Mais il n’y a aucune douleur dans Notification, aucune lamentation, aucune nostalgie. L’identité du défunt est effacée au moment même où, peut-être, elle est la plus reconnue. L’acharnement qu’évoque Notification se compare à un mantra commémoratif, psalmodié au moment même où l’oubli commençait à s’installer.
Maggs est neutre. Il ne dit rien et n’a pas besoin de dire quoi que ce soit. Son installation est une abstraction documentaire qu’on regarde en face : des faits historiques entrelacés en un motif rappelant des images de fractales, générées par ordinateur, qui proviennent d’une énorme quantité de données aléatoires. Contrairement aux motifs inspirés du chaos, cependant, l’œuvre de Maggs privilégie la spécificité. Cette enveloppe a été envoyée d’Arles, est arrivée à la poste de Dijon le 23 avril 1891. On a indubitablement déchiré cette enveloppe dans la hâte de prendre connaissance de son contenu et, probablement dans un état agité, causé par l’anticipation d’une douleur.
Les photographies obsédantes de Maggs relient la calligraphie zen et le structuralisme du groupe des Annales. Sa collection de faire-part de décès constitue la «description dense» d’une litanie d’histoires personnelles ayant résonné dans les bureaux de poste français. Et pourtant, chaque récit individuel est important, et constitue l’essence de l’histoire. Nous laissons dans l’histoire des traces aléatoires dans l’histoire qui renferment de nombreuses conséquences et relations ; et le fait que ces conséquences et ces relations soient imprévisibles importe peu.
Calvin O. Schrag décrit ce phénomène ainsi : «convergence sans coïncidence». Au lieu de souscrire à un moi unique, universel, il nous place face à un moi transversal. S’inspirant de Deleuze et de Guattari, Schrag fait remarquer qu’on ne peut atteindre l’harmonie et l’unité par le truchement d’un organe de décisions vertical, qui exerce son hégémonie à tous les échelons. Et bien entendu, on ne peut pas laisser le pouvoir décisionnel entre les mains de groupes structurés à l’horizontale. En fait, une organisation et une communication transversales s’imposent, obtenues dans un mouvement oblique où sont respectées l’unicité et l’intégrité de chacun et qui peut être modifiées au fur et à mesure des besoins. Voilà en quoi consiste la dynamique de la transversalité, qui recherche la convergence sans coïncidence, évitant l’unification hégémonique de Scylla et gardant à distance le pluralisme chaotique de Charybde1.
Lorsque nous nous tenons devant l’œuvre sérielle de Maggs, nous ne notons ni dominance horizontale ni dominance verticale. Celles-ci sont clairement annihilées par la répétition des diagonales formées par les «X». Par conséquent, chaque faire-part est à la fois anonyme et personnalisé. Tous convergent sur fond de finitude transcendante.
Nous laissons Notification derrière nous, humbles, tranquilles, respectueux et conscients. Nous sommes, aussi, un peu moins blasés. Nous ne pouvons pas, cependant, régresser confortablement vers un humanisme égotiste. Les statues de l’«Identité» n’ont pas été ressuscitées, ni époussetées. Et nous ne pouvons pas, tout bonnement, nous dégager du réseau hypertextuel de l’histoire humaine.
Maggs nous aide à reconnaître les traces que laisse un individu dans la société et dans l’histoire. Et, à l’intérieur de ces traces, nous pouvons voir un nouveau modèle de connexité.
1 Calvin O. Schrag, The Self after Postmodernity, New York, Yale University Press, 1997, p. 132.
Arnaud Maggs vit et travaille à Toronto. Son travail a été vu dans plusieurs galeries et musées, à travers le Canada et à l’étranger. Parmi ses expositions récentes, mentionnons sa participation à l’exposition Double vie, double vue, à la Fondation Cartier (Le Mois de la Photo à Paris, septembre 1996), et à l’exposition Obsessions: From Wunderkammer to Cyber space , au Rijkmuseum Twenthe (Foto Biennale Enschede, 1995, Pays-Bas). La série Notification a été présentée à la Susan Hobbs Gallery à Toronto en 1996.
Russell Keziere vit à Toronto. Il est rédacteur et critique. Il a été rédacteur en chef de la revue Vanguard, de 1979 à 1989. Depuis 1990, il travaille en marketing et en consultation technologique. Il collabore comme rédacteur en chef avec Electronic Composition and Imaging et avec Print on Demand Business Canada.